De notre envoyée spéciale, Samira DAMI La première semaine de la 69e édition du Festival de Cannes est déjà pliée, laissant dans la tête des festivaliers une foule d'images, de moments et de propos marquants et d'autres plus ou moins appréciés, c'est selon les affinités cinématographiques de chacun. Mais, jusqu'ici, parmi les films de la compétition officielle, celui qui a suscité l'unanimité aussi bien de la critique internationale que du public cannois n'est autre que «Toni Erdmann» de la réalisatrice allemande Maren Ade, qui signe là son 3e long métrage après « L'arbre qui cache la forêt » et «Every one Else » qui ont remporté plusieurs récompenses dont l'Ours d'argent au Festival de Berlin 2010 pour le deuxième. Avec, Toni Erdmann, elle fait, pour la première fois, son entrée sur la scène cannoise. Comment expliquer alors l'engouement et l'enthousiasme générés par cette comédie sur la Croisette ? Mais déclinons d'abord la fable : Inès (Sandra Hüller), 37 ans, travaille dans une grande société allemande de conseil financier, basée à Bucarest. Seule et totalement investie dans son travail, sa vie est réglée comme du papier à musique, jusqu'à l'arrivée de son père, Winfried (Peter Simonischek), un professeur sexagénaire, qui débarque à l'improviste et lui pose cette question: « Es-tu heureuse ? ». Incapable de répondre, elle verra sa vie profondément bouleversée, car ce père encombrant, dont elle a un peu honte, fera tout pour l'aider à retrouver un sens à sa vie en s'inventant un personnage, le spirituel Toni Erdmann. Dans cette comédie hilarante, sur fond dramatique, se multiplient les gags et les situations burlesques et ubuesques créées par le personnage central, prêt à tous les cabotinages, farces et déguisements pour apporter ne serait-ce que quelques moments de plaisir et de bonheur à sa fille coincée dans son costume d'experte en conseil financier. Pour cela, il utilisera de simples accessoires : un dentier et une perruque. Toutefois, ce ne sera pas facile de décoincer et de dérider Inès, une psychorigide totalement dévouée au monde cruel de la finance mondiale. Un monde dont le seul but est de rentabiliser quitte à renvoyer le maximum d'ouvriers et d'employés. Et là on retrouve, en filigrane, la tendance thématique de cette 69e édition où une brochette de films, tels «Moi, Daniel Blake» de Ken Loach, «American Honney» d'Andréa Arnold, «Ma Loute» de Bruno Dumont, et autres, traitent et se focalisent sur les tragiques retombées de la mondialisation et du libéralisme sauvage. Sauf que Maren Ade filme les protagonistes éhontés du monde des affaires qui, à force de supprimer des emplois pour accumuler du capital et encore plus d'argent, génèrent, le chômage, la précarité, la paupérisation et la misère en menant le monde, à pas rapide, à la catastrophe. C'est pourquoi Winfried, personnage moteur, attachant, tourne en dérision ce monde des finances, froid et cynique, par le comique et la provocation. Il le dénonce en le moquant afin de déciller les yeux de sa fille pour qu'elle retrouve son humanité perdue et donne, enfin, un sens à sa vie. Dans une des répliques adressées à sa fille, Winfried lui lance : «Es-tu un être humain ?». L'humanité retrouvée Inès subit lentement mais sûrement une métamorphose (scène où elle chante devant une famille roumaine et celle où elle se jette dans les bras de son père déguisé en King-Kong). Mais elle réussira à se transformer complétement et à retrouver son humanité quand elle recevra des invités à une réception qu'elle a organisée dans une totale nudité au sens propre et figuré du mot. Elle finira même par s'approprier l'objet de toutes les farces et facéties de son géniteur, le fameux dentier. Ce qui a, donc, séduit le public cannois et la critique internationale, c'est toute cette atmosphère entre comique et dramatique ainsi que les situations à la fois grotesques et touchantes, merveilleusement interprétées par les deux acteurs principaux. Mais il n'y a pas que le style et la forme, ce qui a également conquis le public, c'est, aussi, la double thématique du film : ce n'est pas seulement le monde qui va à sa perte et se déconstruit mais, également, la famille, nous dit la réalisatrice, à travers cette relation père/fille désarticulée. La dislocation des liens familiaux due à l'individualisme et au manque de communication même au sein de la famille est fortement pointée du doigt. «Toni Erdmann » provoque, à la fois, hilarité et applaudissements, mais aussi des sentiments d'attendrissement. Et on comprend pourquoi la critique internationale, unanime, a décerné, dans la revue Screen, la note de 3,8 sur 5 au film. La meilleure note jusqu'ici, ce qui ouvre très librement la voie à «Toni Erdmann» pour remporter l'une des récompenses du festival et certains pensent même à la Palme d'Or. Mais le jury, présidé par le réalisateur australien George Miller, s'alignera-t-il sur la critique en décernant à Maren Ade cette récompense suprême ? Wait and see.