Par Raouf SEDDIK L'automne, saison des semailles, donc de la vie naissante, mais aussi saison de la proximité de la mort…Paradoxe‑: au-delà de l'effet sémantique que crée l'usage du mot dans la langue française, avec cette métaphore de «l'automne de la vie», quel lien y a-t-il entre le travail qu'on engage à l'entame d'une saison de culture, au sens large du terme (celle de la terre comme celle de l'esprit), et la méditation qui vient à la pensée de l'homme lorsque la mort se propose comme perspective, comme horizon de l'existence terrestre‑? Doit-on penser que le travail est ce par quoi nous nous donnons la possibilité — illusoire — d'échapper à notre condition de créatures mortelles en nous plongeant dans des tâches prenantes, en nous abritant dans cette sorte de tension vers la moisson, ou ne peut-on pas penser qu'il y a dans le travail autour des semailles une sorte de propédeutique à cette méditation automnale qui annonce la mort tout en la préparant. Pour Socrate, philosopher, c'est apprendre à mourir. Et l'on peut bien dire que c'est aussi le souci de toute grande civilisation de permettre aux hommes de vivre dignement leur mort, même s'ils ne s'adonnent pas tous à la philosophie. De la vivre dignement, non pas seulement quant aux conditions matérielles, mais aussi et surtout quant aux conditions intérieures : en ce sens qu'elle puisse être vécue par eux comme un accomplissement plutôt que comme un anéantissement. C'est sans doute ce à quoi cherche à pourvoir, du reste, le discours religieux, par-delà le phénomène de dégradation que subit l'intuition première de la mort comme acte et comme passage quand elle devient une simple doxa, une idée reçue à caractère normatif pour une pensée qui a cessé de se questionner. Il faut d'ailleurs noter que toute saine religion est celle qui s'enracine dans le travail — ce travail des semailles - et qui ne se contente pas de se manifester en marge du travail. C'est la raison pour laquelle le culte religieux auquel s'adonne l'homme lorsqu'il mène une existence oisive aura toujours quelque chose de suspect, qu'on pourra soupçonner de relever d'une certaine perversion. C'est la raison pour laquelle, encore, la qualité de la vie religieuse menée par l'homme est toujours plus grande lorsqu'elle plonge ses racines dans les gestes quotidiens du travail de semeur : mais tout vrai travail est travail de semeur. C'est une terrible injustice d'avoir, dans une logique économique, réduit les gestes du travail humain au simple projet de «gagner sa vie» : tout au contraire, ces gestes portent la marque de la persévérance et rappellent que l'homme est avant tout un être d'espérance. Il ne sait pas si son travail portera du fruit, si la récolte qu'il attend de la terre ou de ses enfants qu'il emmène à l'école sera bonne, ou si celle qu'il escompte de sa collaboration avec ses collègues ou ses partenaires autour d'un projet ambitieux sera le moins du monde à la hauteur de ses attentes. Mais plus l'incertitude se fait présente devant lui, plus il lui répond par une nouvelle salve d'espérance, selon la belle expression du poète français René Char. Et c'est bien en ce sens que, comme la philosophie, le travail des semailles apprend à mourir, à bien mourir : car il apprend à devenir maître en espérance. A l'inverse, les civilisations qui ne savent plus donner du travail aux hommes, non pas seulement comme moyen de subsistance, mais aussi comme socle de la vie religieuse et comme terrain de pratique de cette piété de base par quoi on s'initie à l'espérance, celles-là peuvent bien être brillantes par toutes sortes de fastes, elles n'en sont pas moins rongées de l'intérieur par une secrète barbarie : les hommes n'y savent plus mourir sereinement.