Un fait divers, vieux de dix ans, sème la panique et transforme un passionné de la vie en un criminel en herbe... Les férus de théâtre et de vaudeville ont eu droit, samedi dernier, au Théâtre municipal de Tunis, à un « Cauchemar » pas comme les autres. Il s'agit d'une nouvelle pièce de théâtre produite par la Troupe de la ville de Tunis, en collaboration avec le ministère des Affaires culturelles, une adaptation tunisifiée à souhait de « L'affaire de la rue de Lourcine » d'Eugène Labiche. Réécriture et mise en scène : Zouhaïr Raïs. Interprétation : Zouhaïr Raïs, Jaleleddine Saâdi, Rim Zribi, Kaouther Bardi et Amor Zouiten. La scène s'ouvre sur une chambre à coucher luxueuse, celle d'Azaïez ( Zouhaïr Raïs )et Noura ( Rim Zribi ). Ce couple se connaît tellement pour continuer à jouer le jeu du mari satisfait qui, une fois la nuit tombée, s'adonne à un autre mode de vie, nettement plus épanouissant et plus déchaîné, et de l'épouse qui, le sachant bien, excelle dans son rôle de maîtresse de maison et de femme intransigeante, voire castratrice. Dans cette maison somptueuse, c'est à Yasmina ( Kaouther Bardi ) que reviennent les corvées domestiques et les caprices de l'un et de l'autre. Azaïez se réveille après une bonne évasion nocturne. La tête lourde, la gueule de loup, il doit démarrer sa journée tout en se soumettant aux exigences de sa femme et de la vie mondaine. Cependant, il découvre un personnage endormi dans son lit. C'est un vieil ami de classe, appelé Dimassi ( Jalel Eddine Saadi ) qu'il n'a pas côtoyé depuis une bonne quarantaine d'années et qu'il a rencontré la veille, dans un cabaret. Les deux personnages se remémorent leurs souvenirs d'enfance. Ils font part de leurs devenus. Puis, leur présent semble être plus énigmatique que ne le sont les sottises commises sous l'effet de l'alcool et sitôt oubliées. Noura, une passionnée de faits divers, lit à haute voix et non sans désarroi les détails d'un crime relaté dans un journal et commis — soit-disant la veille— par deux individus soûls. Les criminels ont en effet agressé, tué et coupé en mille morceaux le corps d'une vendeuse de charbon qui fréquente les cabarets et les bars pour gagner son pain. Il semble même qu'ils ont oublié une pièce à conviction : un parapluie vert dont le poignet est sous forme d'une tête de singe et qui appartenait à Mokhtar ( Amor Zouiten ), un proche à Noura. El Achaq : l'ange-démon Les deux personnages découvrent, au fur et à mesure qu'ils s'éveillent de leur torpeur, une ballerine féminine, une perruque blonde, un bonnet rouge, du charbon et des noyaux d'abricots et de prunes dans les poches de leurs vestes respectives. Tout semble trahir les indices d'une enquête menée, jusque-là, rien que par les deux pseudo-meurtriers eux-mêmes. Choqués, sidérés, gagnés par la peur d'être condamnés, les deux personnages n'ont d'autre issue que de fuir la guillotine. Dans cet état de crise, de panique voire de mort ou de vie, les dés sont jetés et Azaïez « el Achaq » ( le passionné ), ce gynécologue qui passe sa vie à assister les femmes alors qu'elles donnent la vie, se transforme en un criminel en herbe. L'ange et le démon ne font plus qu'un. Il choisit, ainsi, de marcher sur des cadavres pour sauver sa tête. Et pour ce, il n'hésite pas à sacrifier la vie de Yasmina et de Mokhtar pour avoir percé le mystère. Les deux amis d'enfance envisagent, chacun de son côté, de tuer l'autre. Finalement, le cauchemar d'Azaïez prend fin. Le fait divers lu par Noura est vieux de dix ans ! Le journal qu'elle tenait dans ses mains, aussi ! Yasmina et Mokhtar ont survécu sans doute pour que la comédie, aussi noire qu'elle ne l'est, demeure une comédie... Le vaudeville dans tous ses états Dans cette adaptation tunisienne de « L'affaire de la rue de Lourcine », Zouhaïr Raïs a renoué, d'une manière intelligente et moderne, avec les traditions de la Troupe de la ville de Tunis. Le public qui s'est déplacé pour « vivre » un « cauchemar » s'en est réjoui au point de ponctuer le jeu par des éclats de rire. La « tunisification » de la pièce a été réussie à mille pour cent, tant par la réécriture du texte dramaturgique que par la performance insoupçonnable des icones du théâtre tunisien contemporain. Le public a ri sous l'effet des jeux de mots, du comique gestuel et des petites grivoiseries qui n'offensent aucunement les règles de la bienséance...Il a aussi ri de lui-même, de la société tunisienne et de ses paradoxes devenus, malencontreusement, des normes et des principes : Azaïez, le cancre, enfile le statut de gynécologue. Dimassi, l'élève brillant, travaille comme traiteur. Le traiteur gagne beaucoup plus que le médecin. Yasmina, la belle ronde, espère retrouver l'amour alors que Noura, la dame qui a perdu et sa fraîcheur et sa joie de vivre, partage la vie d'un homme plein de vie. Le public a ri, certes. Mais le crime ne l'a pas laissé de glace, surtout qu'il fait de plus en plus monnaie courante dans une société en pleine crise psychologique et mentale. Le rôle des médias, par ailleurs, semble se limiter au seul objectif sensationnel. Et pour preuve : un journal qui date de dix ans a été lu avec le même effet de surprise qu'un journal actuel. Zouhaïr Raïs a réussi l'équation humour et tragédie tout comme il a réussi la réécriture du texte ; une réécriture à la fois simple et riche. Quittant le Théâtre municipal de Tunis, le public paraît être conquis. Il n'avait pas à sombrer dans la psychose ni dans la ferveur engagée pour comprendre la morale...