Par Raouf SEDDIK Les ambitions de notre pays dans le domaine du cinéma sont grandes. Pourtant, d'aucun pourrait s'en étonner au vu de la quantité des films tunisiens qui parviennent à franchir la barrière derrière laquelle se trouve la sphère du grand cinéma international. Il est bien vrai, et personne ne le niera, que la grande majorité de nos productions éprouvent tout le mal du monde à prendre un envol qui les autorise à conquérir le grand large, soit qu'elles restent sagement dans une ambiance locale, trop locale, soit qu'elles se mettent à ressembler un peu trop à ce qui se fait ailleurs, par le contenu autant que par la forme, au point d'en oublier de parler sincèrement de notre réalité et, ainsi, d'en perdre toute consistance et toute légitimité. Rien de grand ne se fait sans passion, disait Hegel. On pourrait ajouter : sans patience aussi. Et il faut sans doute les deux, avec encore ce qui peut en constituer le lien : la foi. La décision présidentielle de faire de l'année 2010 l'année du cinéma dans le domaine de la culture représente sans aucun doute un signe fort qui souligne que, malgré toutes les raisons de douter, qui sont très faciles, la Tunisie prend le pari, plus difficile mais ô combien plus heureux, de jouer la carte de la foi, de jouer la carte d'un cinéma tunisien capable de nous porter loin sans nous travestir, capable de devenir pour nous le véhicule de notre culture vivante à travers les continents. Car telle est sans doute la caractéristique du cinéma dont il faut dire un mot ici, à savoir que plus que tout autre art sans doute, le septième art est celui qui est capable de porter l'image d'un pays, par-delà tous les clichés réducteurs, et au plus proche de sa dimension humaine, et de faire en sorte qu'elle soit reçue très largement au-delà de nos frontières. Ni la peinture, ni la littérature, ni la musique, ni le théâtre n'ont, à un pareil degré, pouvoir comparable. Ce pari, nous avons raison de le prendre. Et cela pour plusieurs raisons. En premier lieu, nous avons la maîtrise technique qui nous permet de faire de bons films sur le plan aussi bien du jeu des acteurs et de leur direction que sur celui des différentes opérations qui gravitent autour du tournage, du montage... Ce qui nous reste à faire pour combler notre retard, c'est précisément l'exigence de produire des films de haute qualité qui est susceptible de nous aider à y parvenir. En second lieu, le choix politique qui consiste à élargir le champ de nos activités économiques, et de les élargir dans le sens plus particulier qui implique des savoir-faire et des compétences toujours plus pointues, cela nous entraîne tout naturellement sur le terrain de ce que l'on appelle l'industrie culturelle : industrie en laquelle le cinéma occupe une place prépondérante. Par conséquent, il n'y a pas de raison particulière qui justifie que l'on écarte l'activité cinématographique de l'horizon de nos ambitions. D'autant que l'industrie cinématographique constitue une source d'emplois importante, et de devises aussi, qu'il ne s'agit pas pour nous de dédaigner. En troisième lieu, il faut rappeler que nous représentons une société en mutation qui est globalement engagée dans l'aventure de la modernité. Le fait que nous puissions déplorer des courants réactifs parmi certains de nos concitoyens ne signifie pas autre chose que le fait que des formes de résistance s'organisent. Or ces formes n'entravent pas les mutations : en un sens, elles ne font que les confirmer, de façon certes négative, mais c'est bien ce qu'elles font. Car personne n'éprouverait le besoin de freiner s'il ne sentait que le train avance, et qu'il avance même à bonne allure. Mais si tel est le cas, et c'est effectivement le cas, il faut savoir que la maturation de cette expérience de mutation va un jour, bientôt peut-être, parvenir à un niveau tel que le besoin de communiquer, de mettre en partage, va s'exprimer de façon pressante… Aujourd'hui, et de l'avis de beaucoup d'observateurs, on considère qu'une des grandes faiblesses de notre cinéma réside dans le scénario. Ce constat n'est sans doute pas faux mais il reste superficiel, car en vérité le problème ne fait que traduire la chose suivante, à savoir que notre expérience sociale n'a pas encore atteint le degré de maturité qui lui donne le désir d'aller spontanément à la rencontre des autres cultures dans la représentation de sa propre vérité. Mais le passage d'un état de réticence à l'état contraire peut survenir à tout moment. Déjà on en sent les prémices au sein de notre jeunesse. Or un tel événement signifie que ce qui constituait un facteur limitant dans notre cinéma, et le facteur limitant le plus important, deviendrait tout d'un coup ce qui entraîne dans la création originale et pertinente tout le savoir-faire technique qui a pu être acquis jusque-là, que ce qui lestait notre production cinématographique en devient le moteur puissant, la véritable force d'entraînement.