Le film documentaire « Couscous, les graines de la dignité» réalisé par Habib Ayeb et produit par Inside production (« The last Of Us», Prix de la meilleure contribution technique et Prix de la première œuvre à la Mostra de Venise 2016) aborde une nouvelle thématique appréhendée dans le documentaire tunisien : la souveraineté alimentaire. Le film « Couscous, les graines de la dignité», tout en étant un remarquable hommage aux petits paysans qui résistent à l'agriculture massive et aux semences «douteuses» qui viennent de l'étranger ,rappelle à quel point la dignité des Tunisiens est tributaire de cette souveraineté.Dans cet entretien, le réalisateur Habib Ayeb nous en dit plus sur son film. Comment êtes-vous venu vers le cinéma ? C'est le cinéma qui est venu vers moi. Je n'ai jamais eu le projet de devenir réalisateur de films. Je suis chercheur et j'enseigne à l'université. À un moment, j'ai réalisé que je ne pouvais pas rester dans mon fauteuil de chercheur (car dès l'âge de 16 ans j'étais quelqu'un d'engagé) et que je ne voulais pas écrire des articles uniquement pour mes collègues universitaires mais m'adresser à un public plus. Conscient de la force de l'image comme outil de communication, j'ai décidé d'ajouter la caméra au crayon et au clavier. Je pense que le film documentaire «Couscous : les graines de la dignité» qui aborde la question de la souveraineté alimentaire peut toucher plus de gens qu'un article dans une revue universitaire. C'est un film politique qui discute d'un sujet qui concerne tout le monde. En Tunisie, nous n'avons pas l'habitude de travailler sur ce genre de sujet qui tourne autour de ce qui se passe dans nos assiettes... Sans prétention, je pense que c'est le premier documentaire qui aborde ce sujet compliqué de la dépendance alimentaire. Il expose les éléments et les risques de cette dépendance, dont peu de gens sont conscients notamment parce que nous ne connaissons pas la famine. Même si les problèmes de nutrition sont nombreux, tout le monde arrive à manger. Le poète Salah Abdel Sabour disait quelque chose comme : « Dans un pays où la femme doit se déshabiller pour se nourrir, il n'existe point d'avenir ». La dignité était l'un des mots clés de la révolution. Certes, nous profitons aujourd'hui d'un certain niveau de libertés mais nous continuons à importer la moitié de nos besoins alimentaires. Et comme vous le savez, personne ne peut prétendre à une quelconque indépendance tant qu'il est nourri par un autre. Celui qui vous nourrit décide pour vous .A partir du moment que les étrangers nous nourrissent à hauteur de 50%, nous manquerons de dignité parce que notre dignité est tributaire de notre souveraineté alimentaire. Selon vous, la Tunisie est en train de perdre la main sur ce terrain ? Ça fait maintenant quelque 150 ans que le processus est en cours .... Depuis la colonisation jusqu'à 2017 et chaque année est pire que la précédente ... La dépendance alimentaire n'est pas un accident naturel mais le résultat de mauvais choix politiques. L'agriculture tunisienne est orientée, d'abord, vers l'export au lieu de servir à nourrir la population. On exporte des dattes, des agrumes, des légumes et autres fruits hors saison et de l'huile d'olive, etc ... et on importe les céréales. Tout a été planifié pour cette dépendance, alors qu'on a tout ce qu'il faut pour être indépendant. Nous avons assez d'eau, malgré tout ce qu'on dit sur ce sujet. Nous avons la terre et le savoir-faire des paysans. Je ne parle pas d'autosuffisance parce qu'on ne peut pas tout produire, mais d'indépendance alimentaire qui nous permet de résister à toutes les situations, y compris à un éventuel embargo alimentaire. Aujourd'hui, la Tunisie compte sur des hommes d'affaires au lieu de compter sur ses paysans en valorisant leur travail et leurs productions. Des hommes d'affaires qui ne connaissent rien à l'agriculture mais qui sont en train d'accaparer l'essentiel des terres agricoles pour s'enrichir. Prenez l'exemple de l'huile d'olive qu'on exporte en très grandes quantités, ce qui explique son prix trop élevé sur le marché local. A la place, on importe des huiles de mauvaises qualités nutritives et dont on ne connaît ni la composition ni l'origine... Nous exportons l'huile d'olive de grande qualité et nous importons des cancers. Nous marchons sur la tête. C'est criminel. Le film défend également les petits paysans détenteurs d'un savoir-faire ancestral et qui sont en train de disparaître .... Depuis les bancs de l'école et jusqu'à l'université, où j'ai étudié entre autres l'agronomie avant d'aller vers les sciences sociales, j'ai rencontré un nombre incalculable de professeurs. Mais je peux vous assurer que mes meilleurs professeurs sont les paysans, dont les connaissances et les savoir-faire sont inépuisables. Les paysans ont un sens de la souveraineté et de la dignité qu'on ne retrouve pas ailleurs. Si j'ai décidé de leur donner la parole pour faire entendre leurs voix dans mes films c'est tout simplement parce que je leur suis reconnaissant. Imaginez une seconde ce pays sans ses paysans. Le film finit par une note pessimiste... Personnellement je ne suis pas pessimiste et tant que j'ai de l'espoir, je continuerai à m'engager et à me battre avec mes petits moyens. Je n'ai aucun doute que nous pouvons nourrir l'ensemble de la population sans dépendre de l'étranger, à la seule condition de mener ce noble combat. J'espère que ce film y contribuera, ne serait-ce qu'un petit peu, en ouvrant le débat nécessaire sur le sujet.