Fallait-il attendre pareille catastrophe pour faire bouger les lignes ? Pourquoi le syndrome de l'archipel a produit un tel bruit ? Est-il un drame de trop ? Pourquoi le gouvernement l'entoure d'un intérêt tout particulier ? Il ne se passe pas un jour ou presque sans que des cadavres n'échouent sur les rivages de la Méditerranée, mettant des parents et familles en deuil. L'émigration clandestine n'a pas fini de dramatiser le vécu social tunisien, déjà dans la galère. L'on parle toujours d'un flux massif de nos jeunes, rêvant d'un Eldorado, qui prennent le large pour se rendre à l'île sentinelle, Lampedusa, jusqu'aux portes de l'Europe. Soit plus de 35 mille migrants depuis 2011, aux dires de l'ex-président, démissionnaire, du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (Ftdes), M. Abderrahmane Hedhili. Un record qu'on n'a jamais connu, au fil de notre histoire contemporaine. Quelles sont leurs motivations ? Pourquoi voit-on ainsi les barques de la mort hanter, implacablement, les ambitions des uns et des autres ? Certes, il y aurait encore un potentiel si important prêt à migrer. A tout prix ! Au cours des dix derniers mois, seulement, plus de 4 mille personnes ont rejoint l'autre rive de la Grande Bleue. A leurs risques et périls. En dépit d'innombrables vaines tentatives, ces jeunes obsédés par la migration ne manquent guère de refaire l'odyssée. Pas plus tard qu'au début de ce mois d'octobre, environ 1.500 jeunes se sont aussi ajoutés à la longue liste des « harragas », ayant foulé les côtes italiennes, déclare M. Fahed Trimech, conseiller auprès du secrétaire d'Etat à la Migration, lors de son intervention, vendredi dernier, sur Shems Fm. Donc, le phénomène gagne en ampleur, sans que personne ne lève le petit doigt. Sauf que le drame de Kerkennah, survenu le 8 courant, à la suite du naufrage d'une embarcation de fortune, heurtée par un navire militaire, faisant jusqu'ici 34 victimes, semble tirer le gouvernement de sa torpeur. Deux poids deux mesures ! Fallait-il attendre pareille catastrophe pour faire bouger les lignes ? Pourquoi le syndrome de l'archipel a produit un tel bruit ? Est-il un drame de trop ? Pourquoi le gouvernement l'entoure d'un intérêt tout particulier ? Les deux têtes de l'exécutif — Si El Béji et Youssef Chahed — n'ont cessé de montrer une grande sollicitude à l'égard des familles des victimes. Comme s'il s'agissait d'un fait macabre, du jamais vu. Ce réveil instantané va-t-il durer dans le temps ou juste pour contourner la remise en cause de l'armée, accusée d'avoir une part de responsabilité dans la collision au large de Kerkennah ? L'on maintient encore le flou sur l'affaire. L'Etat ménage, ici, la chèvre et le chou. Aucun mot, jusque-là, sur l'enquête judiciaire présumée en cours. Elle connaîtra, peut-être, le même sort que les précédentes. La commission d'investigation sur le dossier de 504 disparus en mer depuis 2012 n'a abouti à rien. Créée en 2015, sous les appels à répétition des familles sinistrées et la pression de la société civile l'accompagnant, ladite commission s'est trouvée dans l'incapacité d'aller plus loin. Elle s'est limitée à des empreintes digitales et d'analyses ADN censées porter l'identité des Tunisiens disparus, il y a maintenant cinq ans. Silence radio ! Aucune nouvelle là-dessus, se lamentent leurs familles. Dans la douleur, elles haussent le ton, en signe de protestation. A chaque fois, leur voix, semble-t-il, est tombée dans l'oreille d'un sourd. Pourquoi le gouvernement n'a-t-il pas agi de même ? Pourquoi n'est-il pas venu les soutenir, les prendre en charge ? Deux poids, deux mesures ? Bien qu'elles soient formellement représentées au sein de ladite commission d'enquête, ces familles demeurent livrées à elles-mêmes. Sans appui ni accompagnement. La solution n'est, certes, pas sécuritaire Dans la foulée du récent drame de l'archipel de Kerkennah, cette commission d'enquête que l'on croyait enterrée à jamais renaît, ces jours-ci, de ses cendres. Même pas un signe de vie, jusqu'alors. « Cela va prendre assez de temps », dit M. Trimech, par la même occasion. La semaine écoulée, l'on a entendu parler d'une délégation officielle, regroupant ministères de la Justice et de l'Intérieur et députés, qui s'envolera très bientôt pour l'Italie. La mission sera de s'enquérir de près de la situation de nos migrants, entassés dans des centres de détention. L'objectif étant aussi de leur trouver une issue, en coordination avec la partie italienne. Ne voulant plus d'eux, celle-ci a procédé à leur déportation forcée. Dans un communiqué, récemment rendu public, le Ftdes, se posant porte-voix, a qualifié ce comportement de reflet d'une politique migratoire injuste et irréfléchie. Et pour cause. Il s'oppose, dénonce et accuse une telle démarche inhumaine. Il a demandé à ce que les conventions bilatérales signées en la matière soient complètement révisées. « Dignité de nos migrants et leurs droits les plus élémentaires à des conditions d'accueil favorables sont en priorité», affirme M. Trimech. Et maintenant que les dés sont jetés, peut-on voir nos décideurs changer de stratégie migratoire ? Aussi, faut-il, à ce niveau, renégocier le quota tunisien, afin de pouvoir endiguer ce phénomène devenant de plus en plus complexe et transfrontalier ? Quid du rôle de la société civile et son apport dans le dialogue tripartite avec l'Union européenne? Et la Tunisie aura-t-elle les moyens d'une meilleure gestion intégrée des flux migratoires ? Comment faire pour dissuader ces jeunes ? Où réside le problème ? Est-ce une question de modèle de développement pénalisant ? De toute façon, l'émigration clandestine n'est plus un cas isolé. Un fait de société, en quelque sorte. La solution ? Elle serait, plutôt, multiforme. Loin d'être uniquement d'ordre sécuritaire.