Le débat sur la modification de la loi électorale intervient sur fond de climat politique délétère et de crise sociale et économique aiguë. La Cour constitutionnelle n'est pas encore mise en place, alors que le Conseil supérieur de la magistrature connaît des tensions et il est encore sans président. Le gouvernement se trouve, de son côté, dans le collimateur de plusieurs signataires du « Document de Carthage » et il est en manque de solutions face à la grogne sociale. Et ce n'est pas la commission des 16, créée au cours de la dernière réunion sous la présidence du chef de l'Etat, qui va trouver la formule magique pour une sortie de crise. Ce n'était, en fait, qu'un secret de Polichinelle. L'annonce du président de la République Béji Caïd Essebsi de confier à un groupe d'experts la mission de se pencher sur la révision de la loi électorale n'a pas surpris les observateurs avertis puisqu'une sorte de consensus s'est dégagé pour modifier le mode de scrutin actuel. « J'adhère à l'avis de tous ceux qui prônent la révision de la loi électorale. C'est une action hautement souhaitable et nous devons nous engager à la modifier avant les prochaines élections, quelles que soient les critiques », a-t-il indiqué lors d'une cérémonie organisée au palais de Carthage à l'occasion du 62e anniversaire de l'indépendance. Nous étions parmi les premiers à avoir soulevé l'incongruité du système électoral adopté par l'Assemblée nationale constituante. Dans un précédent article intitulé « Un système politique pétaudière source de tous les maux», publié dans La Presse du 13 septembre 2017, nous nous sommes posé cette question «La Tunisie est-elle devenue un pays difficile à gouverner ?». Et nous avons conclu que « l'instabilité gouvernementale est, en effet, la résultante du code électoral qui ne permet à aucune formation politique d'obtenir la majorité absolue nécessaire, même si elle n'est pas suffisante, pour l'autoriser à gouverner seule ». Le 5 février dernier, nous sommes revenus sur ce sujet dans un autre article intitulé « Mode de scrutin : entre stabilité politique et représentativité des citoyens ». Le mode de scrutin proportionnel avec le plus fort reste adopté en Tunisie même s'il fait apparaître « une meilleure représentation des électeurs », il a participé à l'éparpillement des voix et par là même des sièges lors de leur répartition. Aujourd'hui, une vingtaine de partis sont représentés à l'Assemblée des représentants du peuple dont huit ont un seul député. On compte également huit groupes dont le nombre varie entre 68 pour Ennahdha et 8 pour le groupe national, sachant qu'il suffit de rassembler sept élus pour constituer un groupe parlementaire. Cela ne sied pas à une assemblée qui compte seulement 217 députés. On comprend que le système instauré par l'ANC et repris par l'ARP dans son règlement intérieur ait péché par trop de permissivité quant à la formation de groupes. En plus de cela, le mode de scrutin adopté a envoyé à l'ARP des députés avec un nombre de voix dérisoires, alors que d'autres ont été élus par des milliers de citoyens. Aucun mode ne fait l'unanimité Si aujourd'hui, le suffrage universel fait l'unanimité dans les démocraties, il n'en est pas de même pour les modes de scrutin utilisés pour, justement, ancrer la pratique démocratique. Il existe, en fait, trois « familles » de scrutins et chacune a ses avantages et ses inconvénients. Il s'agit des scrutins majoritaire, proportionnel et mixte. La première famille comprend, notamment, le scrutin uninominal à un tour, le plus simple, qui permet au candidat ayant remporté le plus de voix de remporter le siège. Quant au scrutin uninominal à deux tours, prôné par l'équipe d'experts dont le doyen Sadok Belaid, le constitutionnaliste Amine Mahfoudh, utilisé notamment en France, il permet au candidat arrivé en tête de remporter le siège s'il obtient la majorité absolue des voix (50+1). Faute d'avoir atteint ce seuil, un second tour devient alors nécessaire pour départager les deux ou les trois premiers. Celui qui obtient, alors, le plus grand nombre de voix est élu, même s'il n'a pas obtenu la majorité absolue. Pour le mode de scrutin proportionnel, utilisé dans les dernières élections législatives, s'il « est simple dans son principe », il est « complexe dans sa mise en œuvre ». Son utilisation permet de voter pour une liste et non pour un candidat. Il existe plusieurs méthodes pour répartir les voix entre les différentes listes concurrentes. La loi organique n° 2014-16 du 26 mai 2014 relative aux élections et aux référendums a réparti les sièges « dans un premier temps sur la base du quotient électoral. Le quotient électoral est déterminé en divisant le nombre de voix exprimées par le nombre de sièges attribués à la circonscription». Pour les sièges non attribués, «sont répartis dans un deuxième temps sur la base du plus fort reste au niveau de la circonscription». Le mode a montré ses insuffisances notamment au niveau du nombre des voix obtenus par les élus dits « rescapés » et au biveau de leurs qualités intrinsèques. Le débat est lancé Le débat est ouvert et depuis l'annonce du président de la République les réactions se multiplient entre « les proportionnalistes » et les adeptes du scrutin majoritaire. Le président du mouvement Ennahdha, Rached Ghannouchi, a été le premier à saluer la proposition du chef de l'Etat, parce que, selon lui elle «vise à consacrer le principe de la majorité». Présent aux premières loges, il a souligné, à l'issue de la cérémonie organisée au palais de Carthage à l'occasion du 62e anniversaire de l'indépendance, que « le mode de scrutin proportionnel adopté actuellement par la Tunisie a permis de dessiner un paysage politique éparpillé et déchiré ». De son côté, le président du groupe parlementaire du Mouvement Nida Tounès, Soufien Toubel, a hâte de voir cette proposition se concrétiser avant les prochaines élections municipales. La loi actuelle «comporte plusieurs lacunes», a-t-il relevé. D'après lui, «le président de la République a confié au chef du gouvernement et au ministre de la Justice la présentation d'une initiative législative qui sera clairement gouvernementale». «Bien que positive, l'initiative présidentielle en faveur de la révision de la loi électorale doit contribuer à réparer plusieurs lacunes dont notamment la non-émergence d'une majorité claire au sein du parlement», a pour sa part souligné le président du parti Afek Tounès, Yassine Brahim. Par contre dans les rangs de l'opposition, c'est plutôt une manigance pour un retour au système du parti unique. Jilani Hammami, député du Front populaire, ne voit aucune nécessité pour la modification de la loi électorale si ce n'est « une volonté de réinstaller l'ancien système ». Il est vrai que le mode actuel permet aux petits partis d'accéder au Bardo et de faire entendre leur voix à l'intérieur de l'hémicycle. Il favorise une meilleure représentativité des citoyens. Toutefois, il conduit, souvent, à une instabilité politique, donne lieu à une dictature des petits partis « charnières » souvent « partenaires indispensables des majorités ». Comme il rend difficile « l'émergence d'une majorité stable et cohérente ». Il ne convient pas, par conséquent, aux jeunes démocraties dont les institutions ne sont pas encore bien implantées. Il est qualifié de « scrutin de non-gouvernabilité» par le constitutionnaliste Amine Mahfoudh et « a conduit à une situation de non-gouvernance ». Pis encore, « cette situation a nui à la classe politique, terni la réputation des partis et affaibli à la fois la coalition au pouvoir et l'opposition », a-t-il ajouté. Par contre, le scrutin majoritaire uninominal à deux tours, préconisé par le comité d'experts composés des professeurs Sadok Belaid, Amine Mahfoudh, Haykel Mahfoudh et Houcine Dimassi et exposé lors d'une conférence sur le thème «Le mode de scrutin et la crise de la gouvernance en Tunisie» le 15 mars, constitue « un gage de stabilité politique». «Ce mode de scrutin porte à l'électeur la responsabilité de ses choix contrairement au mode de scrutin par liste qui s'apparente à un simulacre de démocratie », selon Saodk Belaid. Comme il « permet l'obtention d'une majorité forte et durable au sein du parlement qui conduit systématiquement à la formation d'un gouvernement solide et nous épargne des parlementaires de second choix». Quant à l'universitaire Haykel Ben Mahfoudh, il est plutôt favorable au mode de scrutin mixte, un mélange entre le majoritaire et le proportionnel. Il cumule les avantages des deux modes et en limite les inconvénients. « La liste en tête obtient la moitié des sièges, l'autre moitié étant répartie à la proportionnelle entre toutes les listes ayant rassemblé au moins 5% des suffrages ». Il a été utilisé au cours des élections législatives de 2009 en Tunisie. Le nombre des députés étant jugé élevé, il est préconisé de le réduire de moitié avec une nouvelle répartition des circonscriptions électorales sur la base de 100.000 électeurs au moins au lieu de 60.000 actuellement. Le nombre de sièges à pourvoir sera, alors, déterminé en fonction de la taille de la population de la circonscription. Sur fond de crise Ce débat sur la modification de la loi électorale intervient sur fond de climat politique délétère et de crise sociale et économique aiguë. La Cour constitutionnelle n'est pas encore mise en place et après trois tours, l'Assemblée des représentants du peuple a échoué à élire ses quatre membres par une majorité renforcée de voix, soit 145. Alors que le Conseil supérieur de la magistrature connaît des tensions et il est encore sans président. Le gouvernement se trouve, de son côté, dans le collimateur de plusieurs signataires du « Document de Carthage » et il est en manque de solutions face aux grognes sociales. Et ce n'est pas la commission des 16 créée au cours de la dernière réunion sous la présidence du chef de l'Etat qui va trouver la formule magique pour une sortie de crise. Certes, il faut se garder de verser dans le pessimisme et savoir espoir entretenir, mais les choses sont telles que le pays s'enfonce réellement dans la crise et on n'en voit pas l'issue.