Par Raouf SEDDIK Le 17e siècle est l'époque où, en Europe, l'idéal de la sagesse stoïcienne fait un retour en force. Et il le fait dans une sorte de défi, plus ou moins déclaré, à la morale chrétienne. On en retrouve la trace dans la littérature et le théâtre, mais aussi en philosophie. Nous avons déjà évoqué ce fait à propos de Descartes, mais la parenté avec la pensée de Spinoza devient frappante. Elle le devient dans la mesure où, en affirmant que Dieu n'est pas autre chose que le monde, que tout ce qui survient comme événement le fait en vertu d'une nécessité divine, et que la capacité de saisir cette nécessité par la raison produit une «joie» face à laquelle s'estompent tous les malheurs de la vie, nous nous retrouvons sur le terrain de ce que les anciens stoïciens appelaient «amor fati» : l'amour du destin, l'amour de ce qui ne peut pas ne pas advenir. Il y a un sentiment de puissance et d'invulnérabilité de l'homme qui pense ne faire plus qu'un avec la Raison qui gouverne le monde de l'intérieur... Descartes appelait à connaître le monde sur le mode de la connaissance certaine, par les idées claires et distinctes et en s'appuyant sur l'épreuve du doute radical. Spinoza, lui, appelle à faire un avec le monde dans la mesure où, soutient-il, la connaissance du monde implique que l'on abandonne le point de vue solitaire du sujet individuel et que l'on adopte, pour ainsi dire, l'œil de Dieu dans la connaissance du monde : c'est le seul point de vue d'où la vérité des choses apparaît de façon réellement adéquate. Mais ce rapprochement avec la morale stoïcienne appelle des distinguos. Sur deux points au moins, qui font d'ailleurs l'objet de critiques de la part du philosophe hollandais. Premier point, il n'y a pas de cause finale qui guide le monde. Les stoïciens avaient ceci de commun avec Aristote qu'ils supposaient une finalité. La nécessité qui enchaîne les choses dans leur déroulement est mécanique mais, selon eux, le niveau de la causalité mécanique est lui-même pris dans un niveau supérieur, qui lui confère son harmonie universelle : c'est celui de la causalité finale. Or, pour Spinoza, il n'y a pas de niveau supérieur. Tout est mécanique. Le finalisme est un produit de l'imagination. Rien d'autre. Une physique des affects D'autre part, l'idée d'une liberté du sage est contestée. Chez les stoïciens, la privation de liberté concerne l'insensé qui, parce qu'il n'accepte pas son destin, ou parce qu'il ne comprend pas que tout ce qui arrive dans le monde et dans la vie des hommes le fait en vertu d'une loi de nécessité, passe son temps à vouloir des choses qu'il ne saurait atteindre et dont le bien n'est d'ailleurs que relatif. Dès lors cependant qu'il se résigne à la loi de cette nécessité, qu'il en prend son parti, il accède à la liberté de l'homme sensé, de l'homme qui sait qu'il est vain de vouloir aller contre ce qui est inéluctable. Là encore, Spinoza ne suit pas. Et la raison pour laquelle il ne suit pas est liée au premier point : l'hégémonie absolue du mécanisme. Car l'homme a beau connaître les causes qui le meuvent, ainsi que le monde, il ne saurait s'en libérer. La différence ici n'est pas entre liberté et privation de liberté, elle est entre connaissance et acceptation des causes qui agissent en nous et sur nous d'une part et, d'autre part, ignorance de ces causes et croyance en une liberté illusoire. Le sage stoïcien, comme épris par l'harmonie du monde, pouvait bien troquer ses volontés individuelles contre une volonté plus universelle et, dans cette opération d'échange, il se trouvait libéré de la loi de ses volontés particulières. Mais dès lors que cette harmonie du monde est rejetée du côté de la fable, de la fiction portant la signature de l'imagination humaine, l'échange ne fonctionne plus : les volontés particulières — nos affections — sont indétrônables. C'est seulement le point de vue à leur sujet qui va pouvoir changer... Dans le sens d'une acceptation. Il en va de nos affections comme des événements cosmiques : tout est mû en vertu de lois physiques et rien ne sert de les approuver ou de les contrarier, il s'agit seulement de les connaître. Et si l'expérience de la béatitude a un sens, c'est justement celle d'une connaissance qui se confond avec la connaissance que Dieu a de sa propre nécessité, et dans le prisme de laquelle nos affections cessent de pouvoir nous entraîner vers une quelconque tristesse. Un «ennemi de l'Etat» On observe cependant que, contrairement à Freud, Spinoza se garde de nous dire en quoi précisément consistent ces causes qui agissent en nous et sur nous. Il ne les circonscrit pas. Et la question se pose d'ailleurs de savoir si on peut même les circonscrire... Mais il y a une autre question qui se pose. Nous nous demandions il y a peu si le point de vue objectif inauguré par le sujet cartésien du doute, la «substance pensante», ne créait pas une sorte de point aveugle par rapport à l'expérience de la défaillance de l'autre âme... C'est, disions-nous, son talon d'Achille qui se découvre à elle et, finalement, sa propre défaillance, lorsqu'elle résiste à la tentation de forcer l'âme malade à demeurer dans son statut d'objet et qu'elle cède au contraire à la tentation de l'écoute attentive... Car c'est tout le projet de connaissance objective du monde qui se trouve d'un coup ébranlé dans ses fondements. Qu'en est-il ici, avec Spinoza, considérant le changement de lieu qu'il fait subir au sujet pensant, et l'abolition de la relation d'altérité entre sujet et objet dans le contexte de la substance unique qu'est le monde ? En d'autres termes, quelle place accorde-t-il à l'âme que n'emballe pas la nouvelle béatitude dont il nous parle, que la connaissance du monde sous l'angle de sa nécessité mécanique laisse sans réponse et sans désir - quand elle n'augmente pas au contraire sa mélancolie et son sentiment d'exil – et qui, finalement, n'entend pas se soumettre à la loi de la raison dans sa conduite quotidienne ? Spinoza est l'un des fondateurs de la conception moderne de la vie politique, l'une des références avec Hobbes et Rousseau en matière de contrat social... Dans un texte tardif — le Traité politique — il évoque le cas du souverain qui, contre les règles de la «nature», exigerait des citoyens des actions qu'ils ne peuvent accepter d'accomplir, ou des croyances auxquelles ils ne peuvent se soumettre... Et, fait-il remarquer, que la cité ait «le droit ou le pouvoir de commander de telles choses, ce serait à nos yeux comme si l'on disait qu'un homme a le droit d'être insensé ou de délirer»... Et il poursuit son propos sur le thème de l'insensé, ou du dément, dont il dit qu'il est celui qui «ne relève que de lui-même», parce qu'il demeure rebelle à la loi établie par la cité. Faut-il tenter de comprendre la raison de cette rébellion, prêter l'oreille ? Spinoza ne l'envisage guère. Pour lui, l'insensé est un «ennemi de l'Etat auquel on a le droit d'opposer une contrainte» ! Il semble ainsi que le point de vue divin que se donne le sujet de la connaissance, et qui lui confère une position panoramique sur le monde aux fins de son organisation et de son administration selon la raison, laisse encore moins de marge à une relation d'écoute face à l'âme défaillante.