Le doyen Sadok Belaïd n'y va pas par quatre chemins. Le ton particulièrement sévère, à la limite de l'amertume et de la grande indignation, il épingle la classe politique dans son ensemble et les partenaires au dialogue de "Carthage 2" qui « ont une conception exclusiviste de la démocratie ». « Il est, dit-il, à déplorer que leurs manœuvres, tractations et surenchères politiciennes se traduisent par un dramatique blocage de la vie politique du pays ». Carthage 2 s'est déroulé en pleine crise institutionnelle et politique sans aboutir aux objectifs recherchés quant au point 64 relatif au maintien ou non du chef du gouvernement. Quelle analyse en feriez-vous à la lumière de la crise profonde que traverse le pays ? Je me permets en premier lieu de relever avec peine que les experts chargés de la préparation du document dit "Carthage2" sont arrivés à se mettre d'accord sur les 63 premiers points de ce dernier et, pour ce qui est du 64e et dernier point, sur le fait que le gouvernement appelé à mettre en œuvre ces recommandations doit être un ‘gouvernement politique' et composé « de personnalités compétentes et capables », soit 99% de tout le texte, le 1% qui reste portant sur des querelles insignifiantes de personnes ! ... Il est triste de constater qu'une nouvelle fois, tout un peuple soit mis en balance et en danger de déflagration dans les mois qui viennent, exclusivement pour des raisons purement politiciennes, dont les partenaires au dialogue se défendent tout en les pratiquant ouvertement, les uns avançant des exigences politiciennes de renonciation des futurs ministres à un droit constitutionnellement indiscutable et les autres exigeant, en plus de cela, le changement de chef du gouvernement !... Outre que les partenaires au dialogue de "Carthage2" ont une conception exclusiviste de la démocratie, il est à déplorer que leurs manœuvres, tractations et surenchères politiciennes se traduisent par un dramatique blocage de la vie politique du pays et par l'aggravation de l'incertitude quant aux chances de la relance de l'activité économique nationale et de la sortie de la crise profonde dans laquelle le pays se trouve plongé... De plus, cette bagarre de personnes n'a pas de sens du moment que de toute façon, le gouvernement ‘intérimaire' qui finira par être désigné sera incapable de réaliser ne serait-ce qu'une part insignifiante du programme "Carthage 2" : cela ne rappelle-t-il pas un savoureux proverbe populaire très connu ?!... A 14 mois de nouvelles échéances électorales, présidentielle et législatives, le pays pourrait-il entrevoir quelque issue pour parvenir de façon sereine à l'organisation de ces deux rendez-vous historiques ? Il faut partir du mauvais souvenir que laisseront "Carthage1" et "Carthage2" dans la solution de la crise nationale : "Carthage1" est le produit d'un geste de désespoir face à l'incurie institutionnelle, le nouveau pouvoir mis en place par la Constitution de 2014 étant dès le départ, plombé par les guerres entre partis et par le désastreux principe dit du "consensus" et à l'incapacité de toutes les formations partisanes de transcender leurs interminables et vaines querelles de clocher. Ce processus extraconstitutionnel est censé débloquer la situation économique déjà très inquiétante et contourner les blocages politiques au niveau des institutions. Il aurait été pardonné par l'opinion publique, s'il avait du moins réussi. Or, cela n'a pas été le cas. "Carthage1" n'a pas réussi. Comme cette recette — condamnée à l'avance, par sa fuite institutionnelle et par la composition explosive de ses auteurs — n'a pas réussi..., on a fait appel à "Carthage2" ! Ce processus est, censé venir au secours de... "Carthage1". Mais, étant l'exacte réplique de ce dernier (son "actualisation" ?), il a abouti à un échec aussi patent, et pour les mêmes raisons que le premier. Les formations partisanes et politiques qui l'ont rédigé cherchent aujourd'hui comme hier, à se renvoyer réciproquement la responsabilité et même à "renverser la table" sur le processus dans son ensemble... Dans ces conditions — et les mêmes causes produisant globalement les mêmes effets —, et à moins qu'un miraculeux changement radical ne vienne bouleverser l'équation politique actuelle, on ne peut que présager un sombre avenir pour les futures échéances de la fin 2019 : la raison en est que, tant que les choses demeureront ce qu'elle sont à ce niveau, les différents partenaires politiques actuels ne feront que transposer aux élections législatives et présidentielle de novembre de l'année prochaine les mêmes ambitions, les mêmes calculs partisans, les mêmes surenchères et les mêmes blocages que l'on observe aujourd'hui en live dans les négociations de "Carthage2 ". La conséquence en sera probablement désastreuse pour ce pays, qui aura trop attendu, et attendu pour presque rien : des remous sociaux plus au moins graves (l'échéance automnale prochaine promet d'être très chaude...), une incertitude et une instabilité politiques et institutionnelles qui ne feront que réduire davantage l'autorité de l'Etat au niveau interne et sa crédibilité au niveau international, et, un renvoi aux calendes grecques du rendez-vous si attendu par la population avec la relance économique, la réduction du chômage, l'augmentation du pouvoir d'achat moyen, la relance des investissements, la lutte réelle contre la corruption à tous les niveaux, le freinage de la chute du dinar et la reconstitution des réserves en devises, la réduction des déficits et des déséquilibres des échanges commerciaux étrangers du pays, la résolution des déficits colossaux des organismes d'entraide sociale, la solution du problème de la Caisse de compensation, etc. Les choses pourraient cependant prendre une autre tournure si l'équation mentionnée plus haut venait à se modifier significativement : par exemple, en passant d'une équation composée seulement de formations partisanes plus ou moins inutiles ou même dangereuses pour le pays. Cela s'est produit lors des quelques jours passés lorsque le chef du gouvernement a pris l'initiative de dénoncer devant l'opinion publique le blocage de la vie politique de ce pays et les causes qui sont à son origine. Deux éléments nouveaux sont à signaler ici : d'abord, c'est de l'intérieur du système officiel que cette initiative a émané : il y a là, une nette connotation "macronienne" de révolte contre les abus subis par le peuple tout entier, et contre la cause profonde de ce mal : l'incurie politique et institutionnelle du pouvoir. Le chef du gouvernement, selon l'expression d'une députée de la majorité, a dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas ; ensuite, cette déclaration, par son esprit, est une réédition d'une autre initiative tout aussi courageuse, celle qui, il y a plus de deux ans, a annoncé le lancement de la guerre contre la corruption. Les deux initiatives sont à saluer comme un défi audacieux à l'establishment politico-partisan instauré par le duumvirat des deux « cheikhs » depuis 2013. Il est aussi, l'annonce de la fin de cet arrangement politicien aux conséquences désastreuses et de la nécessité d'une profonde et radicale redistribution des cartes dans la vie politique de ce pays, un peu comme cela s'est passé avec la rébellion d'un certain E. Macron en France... Ensuite, ces deux initiatives ont indiqué très clairement que dans la vie politique de ce pays, qui doit assumer pleinement son choix de pratiquer une réelle démocratie, il y a une nouvelle voie à suivre : celle qui fait appel à la volonté du peuple et qui sollicite, et qui s'en remet à la décision du peuple, et non plus aux cénacles secrets de Montplaisir ou des Berges du Lac... Avec ces deux initiatives, la société civile ne sera plus ignorée comme ce fut le cas jusque-là, notamment lors des campagnes électorales et immédiatement trahies à la suite de la proclamation des résultats... D'aucuns affirment que cette crise politique puise sa source dans la Constitution qui a instauré un régime parlementaire. Serait-il judicieux d'en demander la réforme en vue de modifier le système politique vers l'établissement d'un régime présidentiel à la française par exemple ? Il faut d'abord préciser que le régime actuel est un régime parlementaire mitigé et il est mitigé notamment en raison de l'attribution de certaines compétences importantes – et régaliennes — au chef de l'Etat. Nous en citerons seulement trois : le domaine réservé (ou, tout au moins, de prééminence) du président de la République en matière de sécurité, de défense nationale et des affaires étrangères, le second étant les pouvoirs exceptionnels de l'article 80 de la Constitution, et le troisième étant le pouvoir qui lui est ouvert de présider les conseils des ministres... Ensuite, il est vivement recommandé à nos concitoyens d'éviter de se comporter un peu comme ces grenouilles de Jean de la Fontaine qui, « se lassant de l'état Démocratique, par leurs clameurs firent tant que Jupin les soumit au pouvoir Monarchique », et qui s'est avéré être un réel désastre. Disons-le tout net : d'abord, n'oublions pas les enseignements du passé et les amères expériences des régimes précédents. Ensuite, retenons cette simple leçon de sagesse politique : les régimes parlementaires ou présidentiels ne sont ni bons ni mauvais, par eux-mêmes : ils le sont parce que les hommes qui les font fonctionner sont bons ou mauvais ! Dans le cas de notre pays, le système politique actuel demande assurément à être amendé sur plusieurs points, importants, entre autres parce qu'il n'a pas eu la capacité de résister aux forces adverses et d'imposer une plénière et stricte cohérence à l'ensemble des structures et institutions qu'il a mises en place. Dans ce sens, une révision de la Constitution est possible et faisable. Mais, il serait illogique de procéder à une telle révision dans le contexte politique et partisan actuel, dont on sait qu'il est hostile à de telles révisions. Ensuite, la Constitution remaniée, devant servir par définition, être appliquée dans un contexte politique post-électoral prochain, il serait sage de reporter cette opération à une période plus propice et surtout plus stable politiquement et idéologiquement. La révision de la Constitution doit être entreprise sous de meilleurs augures que ceux qui ont présidé à sa rédaction... La Tunisie pourrait-elle, dans un souci d'équilibre entre les formations politiques, appeler à revisiter plusieurs décrets-lois post-2011 dont ceux relatifs aux partis politiques et aux associations et que certains estiment inadaptés aujourd'hui aux réalités sociopolitiques en Tunisie ? Comme cela vient d'être dit au sujet de la Constitution, on peut dire – et déplorer – les mêmes objections aux nombreuses loi et décrets-lois de la période transitoire. A cet égard, nous sommes plus sévères vis-à-vis des législations relatives aux partis politiques et aux associations. Un laxisme irréaliste et naïf a présidé à la rédaction de ces textes, trop libéraux et, d'un autre côté, il est très vivement souhaitable que ces textes soient révisés dans le sens d'une réglementation financière beaucoup plus restrictive et plus facilement contrôlable et dans le sens d'une plus grande restriction quant aux objectifs autorisés aux associations. Mais là encore, il serait peu réaliste de faire admettre et de faire respecter ces nouvelles conceptions compte tenu du contexte politique et partisan actuel. L'après-période électorale prochaine serait, comme pour la révision de la Constitution, plus indiqué... Dans le contexte que vit le pays, serait-il judicieux de mettre en application le Code des collectivités locales qui continue, sur le plan pratique, de faire l'objet de certaines critiques ? Le Code des collectivités locales est, malgré ses nombreuses lacunes et imperfections, un document précieux et dont l'application serait, avec le temps, très utile et instructive. Cependant, il faut saluer la symbolique qu'il représente, qui est le passage du régime de la décentralisation centralisée à celui de la démocratie participative : réellement, un double saut périlleux dans le vide... Le Code et les décrets d'application prévoient plusieurs étapes pour la mise en place d'un système progressif d'application dans plusieurs matières, notamment administratives, financières. Mais ce n'est peut-être pas là que réside les plus grands risques : ces derniers sont plutôt d'ordre psychosocial, politique, socioculturel et géoculturel. C'est à ces niveaux qu'il faut faire le plus d'efforts pour réussir cette avant-première dans la vie politique et sociale de notre pays...