La pénurie de médicaments et la cherté des nouvelles thérapies ont provoqué le déclic et braqué les projecteurs sur un secteur vital qui jouera un rôle majeur dans l'instauration de la paix sociale dans les années à venir La pénurie de médicaments qui date depuis des mois, n'est désormais que la partie émergée de l'iceberg. La crise actuelle du médicament cache, en effet, un problème tentaculaire qui touche plusieurs acteurs à la fois. L'enjeu est, en même temps, de taille et décisif pour le secteur de la santé en Tunisie et d'une manière générale pour le droit à la santé. Les récentes décisions du gouvernement, impliquant entre autres une injection de 500 millions de dinars au profit de la Pharmacie centrale, représentent des solutions provisoires pour une pénurie conjoncturelle. Mais, les acteurs du secteur pharmaceutique revendiquent une révision totale du système, pour se prémunir contre un éventuel effondrement d'un secteur, désormais, en difficulté. Leurs demandes ont été enregistrées, lors du dernier forum médical de Réalités qui s'est focalisé sur les défis de l'industrie pharmaceutique. Tout d'abord, il faut rappeler que l'industrie pharmaceutique en Tunisie assure l'approvisionnement de 50% du marché local en médicaments. Ce qui lui confère un poids crucial, non seulement dans l'économie nationale mais dans le maintien de la paix sociale. Ce résultat est le fruit d'une volonté politique de mettre sur pied une industrie pharmaceutique compétitive, durant trois décennies. Cette politique s'est illustrée par un cadre législatif incitatif, instauré dans les années 90, outre un important appui financier. Toutefois, les opérateurs pharmaceutiques confirment qu'après la révolution, le secteur a connu une sorte de récession et que la révision du système de gouvernance du secteur pharmaceutique est, désormais, un impératif afin de le pérenniser. Réviser le modèle de fixation des prix En effet, le gouvernement exige d'élever le taux de couverture des besoins du marché tunisien en médicaments produits localement à 70%. En contrepartie, les industriels revendiquent une révision de la politique de fixation des prix des médicaments, pour pouvoir atteindre ce taux de couverture. Confrontés, d'une part, à une dévaluation vertigineuse du dinar qui se répercute directement sur le coût d'importation des matières premières et des principes actifs (principale substance du produit médicamenteux), les industriels présagent un déclin du secteur. S'y ajoute, la situation déficitaire des hôpitaux et de la Pharmacie centrale qui n'arrivent plus à payer les opérateurs pharmaceutiques. Face à cette donne purement économique, les autorités habilitées à fixer les prix du médicament, à savoir le ministère du Commerce, hésitent à majorer les tarifs, tenant compte de l'inflation qui ne cesse d'éroder le pouvoir d'achat des citoyens. « Il y a un aspect politique dans cette problématique. Si le ministère du Commerce refuse l'augmentation des prix des médicaments, c'est parce qu'on est en train de recevoir des réponses politiques à des problèmes économiques. Mais l'équation est plutôt simple et elle est comme suit : un meilleur médicament équivaut à un meilleur coût », affirme Taieb Zahar, président du forum médical. Cependant, le système de fixation des prix des médicaments est complexe et compliqué. Il fait intervenir plusieurs autorités à la fois, à savoir la Cnam, les professionnels de la santé et le ministère du Commerce. Ce qui a engendré, selon les acteurs du secteur pharmaceutique, un flou et une iniquité au niveau de la distribution des richesses dans la chaîne. Raisons pour laquelle ils appellent à la création d'un comité « autonome » doté des compétences capables d'étudier, d'évaluer et de déterminer les prix des médicaments sur le marché. Tout en soulignant le rôle crucial que joue la Pharmacie centrale dans l'approvisionnement des hôpitaux et des officines en produits médicamenteux, les opérateurs revendiquent une révision du modèle de gouvernance de cet organisme. « On veut de cette structure. Les pays qui ont abandonné cette structure centralisée qui assure un approvisionnement équitable en médicaments sur tout le territoire national s'en mordent les doigts. Tout de même, une révision de la gouvernance de cet organisme s'impose», souligne Pr Amor Toumi, ancien cadre de la santé. Rapprocher la formation académique du milieu industriel Mais pour ce faire, le secteur doit se doter de compétences formées qui allient à la fois des connaissances en sciences pharmaco-médicales et des connaissances économiques du marché. Et là, un autre point important émerge. Celui de la formation des professionnels du secteur pharmaceutique. « À vrai dire, les études pharmaceutiques en Tunisie manquent une spécialisation en industrie pharmaceutique. Pour que la formation académique soit compatible avec les besoins de l'industrie en matière de compétences requises, il faut qu'il y ait davantage de partenariat entre la faculté de Pharmacie et les opérateurs industriels pharmaceutiques. Nous avons signé un partenariat avec la Siphat, et nous voulons nous rapprocher encore du milieu industriel. La volonté de changer existe mais nous avons les mains liées et sommes accablés par les lenteurs administratives et le flou des textes réglementaires», affirme le doyen de la faculté de Pharmacie de Monastir Abdelhalim Trabelsi. Il a, par ailleurs, fait savoir que la formation pharmaco-économie, récemment créée au sein de la faculté, a drainé une foule de jeunes étudiants. Ce qui dénote l'intérêt des étudiants pour cette industrie, mais également le poids de la demande du marché de l'emploi dans ce secteur. Miser sur l'innovation pharmaceutique « Seuls les pays où existe une industrie pharmaceutique importante ne vont pas sombrer dans une spirale d'inaccessibilité », affirme Pr Amor Toumi, ancien expert à l'OMS. Il est vrai que le secteur est en difficulté, mais il peut passer le cap. Pour ce faire, il faut tout d'abord, selon lui, abandonner la guerre des génériques et arrêter de taxer les médicaments génériques en tant que médicament de seconde zone, tout comme l'ont fait les pays du Nord. Ensuite, il va falloir se lancer dans l'innovation en matière de bio-similaires, pour ne pas tomber dans une logique d'inaccessibilité aux nouveaux traitements. À cet égard, le P.D.G. du laboratoire Médis, M. Boujbel, déplore un véritable manque de confiance de la part de l'administration tunisienne à l'égard des compétences tunisiennes dans le domaine de la biotechnologie. « Nous avons des dossiers d'études cliniques déposées depuis 2009 et 2010 pour la production d'insuline qui sont restées, jusque-là sans réponse. Si l'on veut développer la biotechnologie en Tunisie, il faut qu'il y ait, tout d'abord, une volonté politique. Cela nécessite, également, un Partenariat public-privé dans ce domaine avec un comité doté de compétences et de dirigeants déterminés à faire évoluer le secteur », précise-t-il.