La colère des jeunes n'a pas été entendue par une classe politique atone qui n'a pas réussi à élaborer et réaliser un projet propre à la jeunesse et pour le pays. Alors que tout a changé, la société, les repères, les valeurs et les grandes problématiques, l'approche est restée la même, figée. Il y a huit ans, ils se sont révoltés pour crier leur colère contre le pouvoir en place devenu incapable de répondre à leurs attentes et pour exprimer leur crainte face à un avenir incertain. Avec un slogan fort significatif « Emploi, liberté et dignité ». La plupart d'entre eux avaient à l'époque entre 18 et 29 ans et n'appartenaient ni aux partis politiques ni aux organisations nationales. Cette explosion de colère a gagné toutes les régions du pays, notamment celles ayant longtemps souffert de disparités et de marginalisation nourrissant des sentiments d'injustice chez les jeunes en proie au chômage, à la précarité et à l'exclusion. Mais leurs cris de désespoir, qui ont brisé « les miroirs menteurs », se sont avérés comme une fausse résonance. Ils ont cru tenir « leur révolution », mais ils ont vite déchanté. « Leur révolution » a été usurpée et confisquée par de nouvelles forces politiques qui n'ont guère participé au soulèvement populaire. La lueur d'espoir fut fugace et la désillusion s'est installée dans les cœurs et dans les esprits. Aujourd'hui, la situation n'a guère évolué. Au contraire elle a empiré. Les faits parlent d'eux-mêmes. Les jeunes sont de plus en plus inquiets face à un avenir qui leur paraît plus incertain, en raison des difficultés d'intégration socio-professionnelle, dans un contexte de crise économique et sociale durable marqué par un taux de chômage qui les frappe de plein fouet : 32% contre une moyenne nationale de 15,4%. Un consensus se dégage autour de la certitude que leur situation est plus difficile qu'auparavant. A preuve : des milliers de jeunes compétences, selon un rapport de l'Organisation de coopération et de développement économique(OCDE) publié en novembre 2017, ont quitté le pays au cours des sept dernières années pour faire leur vie ailleurs. Ils sont médecins, ingénieurs, chercheurs, universitaires, hommes d'affaires…à tenter cette expérience. L'Ordre des ingénieurs tunisiens(OIT) déplore le départ volontaire de dix mille informaticiens formés en Tunisie au cours des trois dernières années. Rester au pays c'est mener une vie de bric et de broc et vivre au jour le jour sans arriver à construire un avenir. Cette tendance de départ massif des jeunes compétences est confirmée dans une enquête menée par l'Institut tunisien des études stratégique(ITES) qui affirme que 78% des jeunes diplômés sont tentés par l'émigration. De même, et on ne le dira jamais assez, plus de 20.000 jeunes ont pris le large pour affluer vers une Europe verrouillée. Certains d'entre eux ont péri en pleine mer. D'autres, 3.000 selon les statistiques officielles, ont été embrigadés et envoyés dans l'enfer terroriste. Tout cela est symptomatique d'un climat général marqué par l'incertitude. Un profond écart avec l'ancienne génération La classe politique tunisienne, en pleine effervescence et obnubilée par les échéances électorales de 2019, n'a pas réussi à capter les différents messages de cette génération et mieux comprendre ses aspirations, ses espoirs et ses craintes. Une génération dont les codes, les comportements et les modes de vie ne sont pas compris. Elle est beaucoup plus dans la contestation que dans la politique et elle est préoccupée par ses problèmes personnels, en premier lieu l'emploi. Certains jeunes, avec qui nous avons soulevé cette question, ont le sentiment d'être tenus à l'écart du débat sur la transition démocratique et pensent que la plupart des hommes politiques actuels ne les représentent pas. Par contre, ils s'intéressent à la politique autrement. Ils ne vivent pas les mêmes expériences que les générations précédentes, celles qui ont fait « la révolution ». Ils ont de nouvelles formes d'expression, sur la Toile notamment, autour de nouvelles attentes et sont à la recherche d'autres modes d'action pour marquer leur différence et leur singularité. Selon les dernières statistiques, 7,7 millions de Tunisiens ont des comptes Facebook dont 75% ont moins de 35 ans, et 81% se trouvent sur Instagram sur un total de 1,7 million. Une génération branchée. La Tunisie est sur ce plan l'un des pays d'Afrique les plus connectés. Mais tout n'est pas encore clair dans leurs esprits bien qu'ils semblent témoigner un attachement profond aux valeurs républicaines et démocratiques. La participation des jeunes dans la vie publique de manière générale est tributaire des changements dans la manière de la perception politique et sociale à leur égard et la capacité des partis à les intégrer dans les différents circuits. Or, le niveau de participation pourrait varier entre la pure manipulation et la mise en place de véritables programmes conçus et réalisés par les jeunes eux-mêmes. Les dernières élections municipales de mai 2018 ont certes permis d'inclure, par la force de la loi, des jeunes de moins de 35 ans dans les listes électorales. Ils constituent 37% de l'ensemble des 7.280 nouveaux conseillers municipaux. Mais ils étaient moins de 20% à aller voter, ce jour-là. Cette contradiction confirme une tendance déjà établie au cours des dernières années concernant le peu d'engagement civique et politique des jeunes Tunisiens. C'est presque le même taux enregistré lors des législatives d'octobre 2014. Un constat amer. Car, on ne le souligne pas assez : les jeunes Tunisiens (18-29 ans) représentent environ 25% de la population totale (2,6 millions) et forment près de 30% du corps électoral estimé à quelque huit millions. Avec un taux d'alphabétisation de plus de 98%, dont 22% de niveau supérieur, ils sont la génération la plus instruite de toute l'histoire du pays. Or, ils estiment qu'ils n'ont pas leur place dans les institutions de la République et encore moins dans les partis politiques. Le rapport final du « dialogue sociétal sur les questions des jeunes » organisé par le ministère des Affaires de la jeunesse et du sport au cours de l'année 2016 a fait ressortir ce manque de confiance à l'égard des institutions. A peine 2 ,2 % d'entre eux ont déclaré être affiliés dans un parti politique, contre 11% dans des associations. Pourtant, au cours des dernières années, on a assisté à un pullulement de partis, plus de 200, et d'associations, environ 21.000. Cette désaffection trouve son explication dans « le profond écart entre l'ancienne génération qui domine la prise de décision et les jeunes qui se sentent exclus de toute opportunité et n'ont pas voix au chapitre pour façonner leur propre avenir », souligne un rapport de la Banque Mondiale réalisée en collaboration avec l'Observatoire tunisien de la jeunesse sur « l'inclusion des jeunes ». Mais pas seulement. Les partis politiques sont dans l'incapacité de cristalliser les aspirations de cette catégorie sociale, ni à l'intégrer dans leurs rangs. Et sa colère n'a pas été entendue par une classe politique atone qui n'a pas réussi à élaborer et réaliser un projet propre pour la jeunesse et pour le pays. Alors que tout a changé, la société, les repères, les valeurs et les grandes problématiques, l'approche est restée la même, figée. Une stratégie qui se fait attendre Le 14 janvier 2018, le président Béji Caid Essebsi avait annoncé que «cette année, nous allons commencer à nous occuper des jeunes», ajoutant que « la révolution de la liberté et de la dignité a essentiellement été menée par les jeunes». Deux années auparavant, le 28 décembre 2016, clôturant une série de dialogues avec les jeunes, le chef du gouvernement Youssef Chahed avait annoncé une série de mesures dont notamment la mise en place d'une stratégie nationale intégrée de la jeunesse à l'horizon de 2030. Projet prometteur mais dont la réalisation tarde à se concrétiser. Car, depuis les choses n'ont guère avancé. Une grande enquête nationale a été menée, au cours des derniers mois, par l'Observatoire de la jeunesse et l'Institut des statistiques sur les conditions de vie des jeunes Tunisiens, consistant en la passation d'un questionnaire sur le thème auprès d'un échantillon représentatif de 10.000 jeunes de la tranche d'âge 18-29 ans pour recueillir leurs avis sur plusieurs thèmes. Les données récoltées seront analysées et serviront de référence à la mise en place de la stratégie et d'une nouvelle politique ambitieuse pour la jeunesse qui permettra d'harmoniser toutes les actions en faveur de cette catégorie sociale. Mais en attendant, les jeunes Tunisiens sont plutôt angoissés et n'ont plus confiance en la politique. La notion de génération sacrifiée est plus présente dans leurs esprits que celle de génération d'espoir ou de changement.