Interrogation : Que se passe-t-il lorsqu'un homme de lettres plutôt réputé, ayant fréquenté assidûment l'écriture pendant plus de quarante ans, décide un matin à son réveil de passer la main ? D'arrêter une activité inscrite dans un rythme biologique, une de ses raisons de vivre, une addiction, un réflexe, une respiration ? Réponse : Rien de particulier. Le monde ne vacillera pas d'un iota pour si peu. Pour le passage à vide d'un auteur traversé par le doute. «Comme on dit : les cimetières sont pleins de gens irremplaçables», écrira-t-il lui-même. Ceci n'est pas une fiction. Même si le livre que nous avons entre les mains dément et nargue son titre (l'écrivain s'adonnant, ici, à cœur joie à ce jeu de cache-cache avec ses lecteurs). Dans la vie réelle, Alain Nadaud, auteur français vivant en Tunisie depuis près de dix ans, a senti l'automne dernier, comme un amant trahi, l'écriture l'abandonner. D'écrire j'arrête (Tarabuste Editeur, Collection In-Stance, 2010) est un petit livre d'à peine 130 pages attachant dans la mesure où cet écrivain n'écrivant plus devient aussi vulnérable qu'accessible : y a-t-il une vie après ce saut dans le vide? Fragilisé par sa nouvelle posture de «vacuité soudaine. Cette impression de déshérence…», suite à laquelle sa femme, l'artiste souffleuse de verre, Sadika, le prévient contre les risques dépressifs, il va ouvrir, dans un élan de sincérité totale, ses territoires intérieurs aux regards des autres. Se livrant ainsi à une remise en question de soi, à une auto-analyse des raisons le portant à l'écriture et à son contraire et à une foule d'interrogations sur l'intérêt de continuer à s'engager dans une carrière littéraire aujourd'hui. Etonné, l'auteur adopte une attitude détachée, mêlée d'un zeste d'amusement en assistant aux débats passionnés que son choix, tel un pavé dans la mare, déclenche parmi son entourage : «On dirait que ce sujet a quelque chose de subversif, qu'il touche un point sensible. Que ça excite et met les nerfs à vif. Il me faudrait garder ça pour moi, faire semblant de rien». Il ajoute plus loin en discutant avec Hichem, son ami cinéaste, venu lui rendre visite dans sa maison à Gammarth: «Qu'un écrivain écrive, cela reste dans l'ordre normal des choses. Nul ne s'en soucie ; ce n'est pas plus étonnant que cela. Mais que celui-ci arrête, et ça suscite d'abord la stupeur, puis l'angoisse. Comme si, dans la transmission des savoirs et des codes, quelque chose s'interrompait ; et, de façon souterraine, mettait en suspens, je ne dirais pas en péril, le bon fonctionnement du lien social». D'écrire j'arrête est structuré sur la base d'une série de conversations que l'auteur engage avec sa femme, ses amis artistes, une romancière française de passage en Tunisie, Hayet la libraire de Carthage. Les dialogues avec ses proches sont entrecoupés de méditations personnelles, de détails sur sa cuisine intime d'écrivain et de savoureuses descriptions des paysages, sites, ville et villages tunisiens qu'Alain Nadaud parcourt au long d'une tranche de l'année passée avec ce regard de fin observateur du grand voyageur qu'il a toujours été. Mais enfin pourquoi s'arrête-t-il ? Pourquoi rompt-il avec un exercice qui lui a auparavant, dans un passé très proche, procuré plénitude et orgueil ? Lui qui tout petit déjà ne s'endormait jamais sans se raconter une histoire : «Façon de me tenir compagnie ; de renouer les fils de mon intimité». Ce mode de fonctionnement annonçait l'adulte qu'il deviendrait et pour qui la littérature a fini par représenter «un accélérateur de vie, un intensificateur d'émotions». Est-ce une pause ou un arrêt durable ? Un choix ou une contrainte ? Réputé difficile et ombrageux avec ses romans «d'aventures métaphysiques», la baisse d'audience du public par rapport à son œuvre et le relatif déni de reconnaissance de la critique provoquent chez Alain Nadaud un sentiment d'injustice ; une immense frustration. Ayant vécu longtemps sous le mode de mai 68, ses goûts des choses gratuites et ses valeurs décalées, il se sent mal à l'aise au sein d'une époque, qui a tout nivelé par le bas, jetant la littérature dans l'arène de la loi du marché et de la consommation. «C'est aussi pour marquer ce décalage, manifester ma désapprobation que j'arrête», confie-t-il à l'un de ses amis. En tout cas, ces conversations et le rêve habité par Eleuthéria, déesse de la liberté, dont le pouvoir consiste à délivrer les femmes en couches et les écrivains en travail qu'il fait à la fin du livre, semblent avoir eu un effet thérapeutique sur celui qui a publié Archéologie du zéro, Le vacillement du monde, Aux portes des enfers, Le passage du col,… La preuve, voilà qu'il sort en même temps que, D'écrire j'arrête, La plage des demoiselles. Encore un livre où il sonde les chemins de cette magnifique aventure qu'est l'écriture dans un esprit autobiographique des plus touchants.