Celui qui vient de nous quitter est un penseur qui s'inscrit dans la lignée des Senghor, Césaire et autres. Mais il représente aussi une rupture qui ouvre le thème de la négritude sur des questions qui interpellent très largement. D'où des amitiés fortes avec des intellectuels de divers horizons, comme avec l'Algérien Kateb Yacine. En Tunisie même, Edouard Glissant est quelqu'un qui compte : non pas seulement parce qu'il est venu chez nous, mais parce que sa pensée offre réellement des perspectives séduisantes auxquelles nous sommes très sensibles : se réapproprier son propre passé dans une dynamique de relation à l'autre, éprouver dans sa propre langue le "chant" des langues étrangères... En raison de son importance, nous proposerons prochainement à nos lecteurs d'autres contributions, venant d'universitaires qui ont fréquenté son œuvre de façon assidue. En attendant, voici un premier aperçu. C'est par la poésie que Glissant est entré en littérature, il y a près de soixante ans. L'homme se définissait encore récemment comme " un jeune poète ". Mais, c'est en tant que théoricien et penseur qu'il s'est fait connaître à partir des années 80, s'attachant à élaborer à travers une œuvre qui se situe au confluent de différents genres, ses idées sur la fin d'une " identité atavique et enracinée " et l'émergence d'une " identité-relation " ouverte sur le " tout-monde". Ces concepts ont été popularisés par des journalistes et des universitaires qui ont vu en eux une tentative d'appréhension de la complexité du monde contemporain et son devenir. Né en 1928, à Sainte-Marie, en Martinique, Glissant a fait ses études secondaires au célèbre lycée Schœlcher de Fort-de-France, avant de venir à Paris pour poursuivre des études supérieures de philosophie et d'ethnologie. Docteur ès lettres, il publie très tôt ses premiers recueils de poèmes (Un champ d'îles, La Terre inquiète, Les Indes) qui lui valent un succès d'estime dans les cénacles littéraires parisiens. En 1958, il reçoit le prix Renaudot pour son premier roman La Lézarde. Il est proche à l'époque des mouvements intellectuels parisiens, notamment des hommes de culture noirs réunis autour de la maison d'édition Présence Africaine. Il y fait la connaissance d'Aimé Césaire, Martiniquais comme lui et chantre de la négritude. Suspicieux des identités monolithiques, Glissant ne se reconnaît pas dans cette quête du " retour à des racines irrémédiablement perdues ". Il prendra ses distances par rapport à la négritude et à Césaire pour placer son projet littéraire et culturel sous le signe de l'"antillanité" et la "créolisation". Des thèses qu'il a développées dans trois essais majeurs que sont L'intention poétique (1969), Le Discours antillais (1981) et Poétique de la Relation (1990). "(…) L'élément fondamental de ce que j'appelle la poétique de la relation dans le monde actuel, c'est d'abord notre conscience du fait que les cultures et les civilisations sont en contact les unes avec les autres ". C'est en ces termes que Glissant expliquait la "relation", ce concept-clé de son univers idéologique. La force de ce concept tient à ce qu'il est à la fois constat et action : constat de l'effondrement des catégories de pensée imposées et sécrétées par le système colonial et action conduisant à la détermination de soi dans une totalité dont chaque élément est relativisé.