Par A.M. EL KHATIB Un ton nouveau «Quand le peuple veut la vie, le destin est forcé de répondre» Ce qui s'est passé en un éclair devait arriver de tout temps. C'était inscrit dans l'histoire, dans la physique et la mathématique, mais nous ne le savions pas, nous avions perdu espoir et nous avions perdu la voix de Chabbi; on croyait le peuple écrasé, anesthésié, dans l'impossibilité de réagir. Et chacun s'effaçait ou presque tout un chacun. Avec les mandats constitutionnels et les paroles sincères du début — «c'est fini la présidence à vie» —, nous avons cru progresser acceptant ce régime malgré nous parce qu'il prétendait nous protéger des autres dangers, l'islamisme et même la mondialisation… dans un pays comme une île protégée. Pour une parole vraie On était fiers des réussites d'un pays de dimensions restreintes, mais un pays dont les hommes sont et étaient de tout temps grands et lucides — encore plus reliés d'être peu nombreux —, pleins d'esprit créatif, de dévouement à leur patrie, mais plus encore à leur peuple toujours présent à l'esprit de ceux qui œuvraient avec discrétion et ténacité, des cadres qui forgeaient le présent et l'avenir en pensant juste et loin. On était aspiré par le discours ambiant même s'il était figé, mensonger, «Jeunesse dynamique», «droits de l'Homme», «droit de la femme», «démocratie, «justice sociale», notions faussées mais toujours à l'horizon, en tête, ça travaillait en nous, car les mots bafoués gardent leur force. C'est le double langage qui faussait tout. On était «anti» en famille et en privé, mais «pour» ou sans réaction dans les actes publics, victimes de lâcheté, de craintes fondées ou infondées. C'est ce double langage qui a prolongé les exactions et les abus. Il pourrait nous perdre encore… N'ayez pas peur N'ayons plus peur, plus jamais. Nous avons mûri, nous avons formé notre jugement dans toutes les couches de la société, chacun a été exposé au danger. C'est fini la présidence à vie, et c'est fini l'angoisse du lendemain. On va se mettre et se remettre au travail, on va examiner soigneusement et honnêtement la situation, les manques, les pauvretés et les injustices, les atouts aussi. Mais il faudra rester vigilants, les mêmes sont le plus souvent en place. Pourront-ils faire leur examen de conscience ? L'histoire le leur demande. Beaucoup de cadres savent ce qui est à faire. D'ailleurs les objectifs affichés étaient louables et des hommes discrets des femmes héroïques ont permis que ça tienne. L'avenir est ouvert avec les brillants… seconds. Nous n'étions que suspendus, comme protégés sous un film plastique, tous et toutes prêts au réveil, aptes à reconstruire. Cela frémissait. C'est la renaissance. Vérité et justice Il est possible et il est souhaitable de bien examiner les atouts et les faiblesses et agir pour y remédier. D'abord le calme mais sans terreur… parce qu'on est sur du chemin. Il faut que cessent les violences mais pas la détermination, que reprennent l'école, le travail quotidien, l'approvisionnement, les activités sociales, économiques, culturelles si riches, mais le plus tôt possible donner du travail en réintégrant tout ce qui humanise, comme les commerces de proximité, les contrôleurs des transports dont la présence permet d'éviter les débordements, petit exemple. Donner des garanties de sécurité sociale aux petits métiers, respecter les gens de maison, les éducateurs, les enseignants, tous ceux qui assurent aussi bien l'ordre que l'avenir. Tous ont une utilité sociale qu'on avait foulée aux pieds pour apaiser les tensions. (Les élèves se faisaient les dents sur les profs). La violence ne naît que de beaucoup de frustration, beaucoup, beaucoup d'humiliation, la dignité est notre première conquête. Réflexion radicale Il faut essayer de panser les plaies, les pertes humaines et l'infinie perte des années : vingt ans c'est une vie. Le changement n'a pas eu lieu, on a piétiné pour les libertés et la vérité mais on a prodigieusement avancé dans nos têtes. Chacun a été exposé, on a tous vu et compris : les Tunisiens ont l'esprit vif, ils sont éduqués à cent pour cent depuis vingt ans, c'est ce qui a fait la différence. «Nous sommes un peuple intellectuel», malgré les difficultés à lire de façon classique, mais tout le monde a compris la force des médias, d'internet et du portable. Nous sommes tous reliés comme une famille. Il est vital de ne pas nous isoler, de reprendre les réseaux sociaux de l'école et du travail, des théâtres, des cafés… avec une réflexion radicale sur les buts et les contenus, mais aussi d'établir droit à l'information, droit de réunion et d'association, à côté d'un droit au travail absolument exigible et facilité par des grands travaux. Haut-le-cœur Un haut-le-cœur c'est quand on a un dégoût. Nous avions honte de nos silences devant l'inacceptable. Mais chacun voulait protéger sa famille, son emploi, un peu sa sécurité. C'est fini l'état de mort cérébrale, la léthargie et l'acceptation de l'inacceptable. Nous sommes libres et «la liberté c'est plus que le pain», a dit un des manifestants, même pas manifestant : c'était un père de famille qui attendait devant une boulangerie. Oui la liberté c'est plus que le pain, c'est la révolution par rapport à 78, si les esprits restent mobilisés nous allons gagner. La liberté et le pain et la réorganisation de la société plus humaine et juste, créative, d'un monde qui a changé d'un coup : haut- le-cœur, voilà ce que c'est l'enthousiasme et l'émotion qui remplacent le désespoir et l'atonie. Sûrs du chemin Maintenant la parole est véridique, lumineuse, évidente, profonde et inspirée. Qu'elle le reste et nous allons avancer, c'est déjà maintenant, à vitesse grand V. Il n'y a plus de peur, nous sommes sûrs, sûrs du chemin. N'ayons plus peur. Ce qui humanise, c'est la parole, la dignité retrouvée. Il est temps de mettre des mots sur nos maux librement et avec responsabilité, de réformer les textes marqués par l'arbitraire, le musellement, le servage. Oui des temps nouveaux, exaltants sont à l'horizon, dès demain, dès le 14 janvier, dès ce jour. Réveillons-nous d'un long sommeil, celui de la raison, ce sommeil qui enfante des monstres comme a dit Goya. Nous avons l'antidote : forcer le destin quand le peuple veut la vie. Chabbi est toujours vivant en nous, le peuple est sûr du chemin.