Avec le développement fulgurant d'internet, nombre de Tunisiens, surtout les plus jeunes, découvrent les articles des journaux sur l'écran de leurs ordinateurs, sans jamais toucher le support papier. Une révolution qui perturbe depuis quelques années l'univers de la presse et appelle un grand nombre d'interrogations, que nous avons posées à de nombreuses personnes. Etat des lieux d'une révolution silencieuse… Commençons par un exemple interne : le journal « Le Temps » est mis en ligne dès le matin, pratiquement en même temps que le support papier. Et bon nombre de nos lecteurs ont affirmé qu'ils lisaient « Le Temps » tous les matins sur l'écran de leur ordinateur, « parce que c'est plus rapide, c'est plus facile et c'est gratuit ». Ce sont surtout les jeunes cadres qui commencent leur journée au bureau par cette lecture... Si Mokhtar, lui, est un ancien professeur de lettres, aujourd'hui à la retraite et pour lui « rien ne vaut le contact physique avec le papier journal, la découverte page après page des diverses rubriques, les chroniques, les analyses… Jusqu'aux pages sport sur lesquelles je peux passer de longs moments. » Une vision des choses bien distincte donc, selon les générations. En fait, la vraie nouveauté, c'est l'émergence d'une presse électronique, entièrement conçue et présentée sur le net, sans aucune existence physique. Mais ce qui est étonnant, c'est que cette presse est souvent ignorée par les organisateurs des conférences de presse et peu connue par le large public. Elle n'est généralement consultée que par un public spécialisé, notamment les sites économiques ou ceux dédiés aux loisirs. Seuls les sites qui parlent de sport semblent être régulièrement consultés en masse… Certes, en l'espace de quelques années, la presse électronique tunisienne s'est développée de manière exponentielle, bénéficiant en cela d'un vide juridique qui ne lui impose pas d'autorisation spécifique et d'un environnement technologique important. Elle s'est développée plus vite que tous les autres secteurs sur le net transformant la toile en « un gigantesque kiosque à journaux », selon les propos d'un spécialiste en communication. Une situation qui a suscité la crainte de certains patrons de presse, peu au fait des nouvelles technologies et qui ne comprennent même pas ce qui se passe dans cet univers étrange du web. Leur réveil a été brutal, lorsque les ventes de leurs journaux ont sensiblement baissé et qu'ils se sont retrouvés avec des milliers d'invendus sur les bras, provoquant parfois des drames humains. S'adapter pour réussir Un enseignant à l'Institut de Presse et des Sciences de l'Information (IPSI) de Tunis, apporte son éclairage à cette épineuse question : « lorsque la télévision est arrivée, on craignait qu'elle ne déloge la radio, mais celle-ci s'est adaptée et elle a réussi à trouver sa place dans le paysage audiovisuel global. La presse électronique est donc une chance pour la presse papier, qui devra travailler plus sur l'analyse, le commentaire et la synthèse, à l'instar des revues hebdomadaires qui évoquent l'actualité avec une semaine de décalage, mais lui apportent plus de profondeur, plus d'investigation... ». Et c'est un fait que nombre de nos journaux quotidiens se contentent de publier les dépêches d'agences où l'information reste à l'état brut, au lieu de prendre le temps de l'analyse et de l'approfondissement. Or à ce jeu, la presse électronique, à l'instar de la radio, est toujours plus rapide et surtout totalement gratuite ! Pour notre enseignant à l'IPSI, l'avantage de la presse électronique, c'est aussi « sa visibilité à l'échelle mondiale, permettant ainsi aux Tunisiens à l'étranger de savoir en temps réel ce qui se passe chez eux. Et là, la demande principale, c'est l'information sportive en direct, ce qui reste en-deçà de l'offre ». En fait, la presse électronique a occupé un espace virtuel qui était jadis occupé par des articles critiques sur la Tunisie. Aujourd'hui, ces sites tunisiens reflètent mieux la réalité tunisienne et permettent de s'informer, sans déformer. L'information en ligne possède également l'avantage majeur d'être diffusée en continu, avec une possibilité d'actualisation immédiate. Elle peut également être enrichie avec des dossiers, des documents et des archives. Mais les critiques ne manquent pas. Un spécialiste en communication estime que « la distinction entre les contenus et les lignes éditoriales n'est pas nettement bien définie. L'information y est présentée sous une forme classique, proche de celle des agences. Or il faudrait qu'elle trouve son propre style, un ton qui la distingue de la presse écrite, notamment avec une information plus concise, mais qui renvoie vers des liens pour ceux qui désirent approfondir le sujet... ». Autre problème également évoqué par divers spécialistes interrogés : « la presse électronique, à l'exception de certains sites spécialisés en économie, se contente de la diffusion de l'information, alors qu'elle devrait la produire. Souvent d'ailleurs les articles sont copiés collés à partir des sites des journaux de la presse écrite. Certains oublient même de citer la source de l'article ! » Reste le statut juridique de cette presse électronique, notamment la reconnaissance juridique des journalistes professionnels exerçant dans ces médias. Souvent privés de la carte de presse professionnelle et de certains privilèges qui vont avec, notamment les réductions ou la gratuité dans le transport, ces journalistes sont souvent issus de l'IPSI, avec comme spécialité la presse électronique. Un comble ! Rappelons que dans son programme électoral, le Président Ben Ali a proposé un « développement du cadre législatif de l'information électronique, de manière à s'adapter aux mutations en cours dans ce domaine ». La conclusion, c'est notre sociologue qui la propose : « les deux modèles coexistent depuis quelques années. C'est donc un faux problème de dire que la presse papier est en crise ou qu'elle est menacée par les médias en ligne. Le plus grave en fait, c'est la désaffection du public qui lit de moins en moins. Et ça, c'est grave et il faut y remédier, car un peuple qui ne lit pas, ne pourra jamais prétendre aller bien loin... ».