Par Tahar GALLALI Il est désormais évident que l'Université tunisienne n'est plus seulement en crise. Elle est en panne, à cours d'imagination, à cours de création. Ses dysfonctionnements sont aussi nombreux que variés allant de la neutralisation de toute forme de contestation et l'asservissement de la pensée, à l'incapacité du modèle actuel d'inventer par lui-même de nouvelles professions et à sa conséquence directe, l'accumulation des frustrations. Ce modèle a vécu. Il ne peut plus perdurer. Il faut le refonder pour qu'à nouveau l'université soit un des moteurs essentiels du développement du pays, de nouveau au centre des préoccupations de la société tunisienne. A présent, le défi est double. Il y a le temps des urgences : répondre aux attentes du moment — et elles sont énormes — et il y a le temps de la réflexion pour reconstruire le projet de demain. Dans l'immédiat, l'urgent est d'instaurer au sein de l'enceinte universitaire ce qui lui a souvent fait défaut : la confiance. Le gouvernement de transition s'y attelle et l'institution universitaire se dégrippe. Sa priorité, à elle aussi, est de rassurer en assurant les étudiants de la réussite de l'année en cours. Pour ce qui est du projet qui engage, il nous faudra : discuter d'abord, réformer ensuite. Parce que lorsque les esprits se libèrent, nul ne peut prétendre détenir la solution miracle, à moins de l'imposer d'autorité et auquel cas, elle ne pourrait être qu'un projet avorté, mort-né. Parce qu'il s'agit d'une réforme profonde, qui va bien au-delà de la revendication de démocratisation dans le fonctionnement des structures universitaires, elle ne saurait être du seul ressort des universitaires eux-mêmes. Le débat doit être ouvert aux autres acteurs de la société, critique et contradictoire. Trois questions au moins méritent d'être discutées en préambule à ce débat : quoi préserver ? Quelle nouvelle mission ? Avec quelle gouvernance ? 1) De refondation ou de rénovation, la question n'est pas que de pure sémantique, le nouveau chantier universitaire ne peut faire "du passé table rase". Quoi préserver, alors ? Quid de la dernière réforme en date qui a instauré le fameux "LMD". Ambivalente est cette refonte du cursus. Si son annonce n'a pas soulevé de front de refus, sa mise en application continue par contre de soulever bien d'interrogations. La formation "Grandes écoles-Grandes facultés fourre-tout" que le cursus LMD a rendu encore plus duale, est-elle encore d'actualité? La mobilité et l'optimisation des moyens annoncées sont-elles compatibles avec la carte universitaire dans sa configuration actuelle ? La déconnexion structurelle institutions de recherche-institutions d'enseignement comme la multiplicité de leur tutelle permettent-elles de valoriser toutes les compétences et les moyens en présence ? Autant de questions qui renvoient en définitive à un droit d'inventaire. A présent que le gouvernement de transition affirme jouer la carte de la transparence, un état des lieux, faisant la part des choses, l'acquis à préserver, de l'anachronique à corriger ou à supprimer, aiderait certainement les citoyens à s'immiscer dans ce "chantier" pour en débattre en connaissance de cause. 2) Outre la production du savoir, l'ouverture sur l'universel et la comparaison à plus performant que soi, l'université se doit également d'anticiper sur les besoins réels de la société en créant la demande et générer des emplois qu'on ne connaissait pas auparavant. Elle ne peut être que locomotive, à l'amont de l'entreprise et non l'inverse. C'est le sens, l'unique, d'une université au service de la société. Alors comment faire de l'université cette institution qui tire vers le haut, un ascenseur social, performant et accueillant ? Parce que les savoirs se créent désormais partout, aussi bien à l'université qu'à l'entreprise, l'université de demain se doit d'aller chercher les compétences ailleurs, en dehors d'elle-même. Saura-t-elle devenir suffisamment attractive pour drainer des personnalités de renom, recruter les jeunes chercheurs les plus doués de leur génération, tenir à fréquence régulière de grandes manifestations culturelles et scientifiques, et intérioriser au passage le changement radical de pédagogie qu'impose l'explosion des nouvelles technologies de l'information ? Parce que personne ne peut continuer à vivre professionnellement au rythme de son temps en s'appuyant uniquement sur sa formation de base, la formation continue tout au long de la vie devient impérative et une composante constitutive de toutes les universités qui ont fait ce choix, leur taux de fréquentation est bien supérieur le soir ou pendant les congés que durant les jours ouvrables. Saura-t-on assumer ce choix dans toutes ses implications, y compris en matière de vie nocturne et d'optimisation des moyens de transport ? 3) La capacité des universités de s'administrer elles-mêmes est un principe souvent invoqué sauf que ses défenseurs acharnés, la Banque mondiale en tête, omettent de souligner que l'une des conséquences de ce principe est qu'il n'y ait de salut pour les universités publiques dans leur sortie de crise de financement que dans leur alignement sur le modèle entrepreunarial. Dans cet étranglement, fortement inspiré par la vieille théorie du capital humain, l'enseignement supérieur cesse d'être un bien public fondamental et devient un investissement dont les bénéficiaires doivent supporter partiellement ou totalement la charge. Si nous tenons à ce bien public, quelle gouvernance alors pour que l'université ne se remette à reproduire les frustrations et accroître l'exaspération ? Autre question et non des moindres que soulève la gouvernance universitaire : aujourd'hui "l'aura de l'universitaire" n'est plus ce qu'elle était et la profession ne fait plus autant rêver, en témoigne l'allongement dans l'âge des candidats à leur premier recrutement. L'université de demain saura-t-elle persuader les meilleurs d'embrasser cette carrière et de permettre ainsi à l'excellence de s'installer en priorité chez elle ? Comment la rendre plus attrayante qu'elle ne l'est à présent ? La revalorisation des statuts et des plans de carrière y contribuera certainement. Sommes-nous prêts à mettre les moyens ? La liste des questions est loin d'être exhaustive, ce n'est qu'un début. Commençons le débat !