La majorité silencieuse a décidé de faire entendre sa voix. Et c'est la Coupole qu'elle a choisie pour faire parvenir son message‑: cesser de parler au nom du peuple, respecter les avis divergents et surtout aller de l'avant pour reconstruire le pays sur des bases solides. Obéissant à la logique «il faut construire, il ne faut pas détruire», plusieurs milliers de manifestants ont afflué hier en fin d'après-midi vers la Coupole d'El Menzah : seuls ou par grappes, hommes, femmes, jeunes et moins jeunes, ils ont campé sur la grande place, face à l'immense voûte bleu ciel, et manifesté par leur présence leur refus du vide politique, de la violence,de l'insécurité et du «chaos qui guette le pays». L'heure choisie pour manifester n'était pas fortuite : c'est en dehors des heures de travail que les manifestants ont en effet choisi de se rassembler sur la grande place. Un choix qui a valeur de réplique discrète mais non moins réelle , dans l'esprit de certains, aux sit-in , grèves et autres actions organisés à longueur de journée à Tunis et dans un certain nombre de villes de l'intérieur. Des actions musclées et se voulant "révolutionnaires" mais qui ont fini par paralyser l'économie tunisienne, causer des pertes importantes, en termes de temps et de rendement . Autant pour les administrations et les entreprises économiques étatiques et privées. «Non à la violence et à la destruction, oui à la construction» Ces groupes de manifestants ont par ailleurs opté pour le silence, par référence à leur nom «la majorité silencieuse», choisissant juste de brandir des pancartes et des affiches géantes sur lesquelles on peut lire, entre autres, «Dégage, Jrad», «Non à la violence et à la destruction, oui à la construction», «Travaillons et allons de l'avant», «Tous pour l'amour de la Tunisie». «Le mot d'ordre de cette manifestation c'est ne pas se montrer négatif mais de faire plutôt des critiques constructives. Nous devons respecter tous les avis et tout le monde, a observé W.A, gérante de société et mère de deux enfants. On doit s'inscrire dans une logique de construction. L'économie tunisienne a commencé à pâtir sérieusement des grèves, des sit-in qui sont organisés quotidiennement pour exprimer des revendications. Il faut que les élèves retournent à l'école. Nous devons reprendre le travail. Sinon le pays va aller à la dérive. Je suis là aussi pour manifester mon mécontentement sur un point bien précis. Les manifestants qui se trouvent à la Kasbah s'expriment au nom du peuple. C'est aberrant. Je n'ai demandé à personne de me représenter ou de s'exprimer en mon nom». Etudiante en quatrième année biologie industrielle, Azza est venue accompagnée de sa mère pour manifester avec «la majorité silencieuse», expliquant qu'elle ne désire pas passer d'année blanche et qu'il est important de stopper la spirale de la violence. «Cela me fait mal au cœur de voir des usines mettre la clé sous la porte. Nous devons reprendre le travail pour aider notre pays à repartir sur des bases solides», renchérit la jeune fille. «Le gouvernement transitoire n'a pas de baguette magique pour changer les choses du jour au lendemain» Professeur dans un établissement scolaire de Douar Hicher, S.B, une jeune femme, âgée d'une trentaine d'années, ne cache pas sa désapprobation , reprochant au gouvernement d'avoir commis des erreurs de stratégie , en grande partie responsables du mécontentement d'une grande frange de la société. «Il ya beaucoup de points d'interrogation sur ce gouvernement. D'abord, pourquoi n'a-t-il pas mis en place dès le début une Assemblée constituante‑? Pourquoi avoir désigné un ministre de la Justice très âgé et un ministre des Affaires étrangères qui a raté totalement le coche‑? Pourquoi avoir désigné au début une majorité de gouverneurs appartenant au RCD alors que personne n'ignore que le peuple veut rompre avec les symboles de l'ancien régime? Ce gouvernement n'a pas été transparent sur plusieurs points. A titre d'exemple, comment se fait-il qu'un ancien avocat d'un membre de la famille Trabelsi ait été désigné pour être un des membres de la commission nationale d'établissement des faits sur les affaires de malversations et de corruption‑? Et j'en passe. Tout cela a fini par soulever la colère de beaucoup de citoyens. Il faut que le gouvernement assume les erreurs qu'il a commises». La jeune femme n'a pas manqué, par ailleurs, de soulever le problème de la langue utilisée par les manifestants pour exprimer les revendications. «Je ne vois pas pourquoi la plupart des manifestants s'obstinent à s'exprimer en français, alors que notre langue maternelle est l'arabe». Casquette vissée sur la tête, Slim, un jeune instituteur, arborant la trentaine et Bassam, jeune cadre dans une société privée, expliquent leur participation à cette manifestation par le fait qu'ils prônent un retour au calme et à la stabilité. «Je pense qu'il y a eu beaucoup de pression sur ce gouvernement, notamment à travers les médias. On ne leur a pas laissé suffisamment de temps pour prendre leurs marques et réaliser des choses. Après tout, ils n'ont pas de baguette magique pour changer les choses du jour au lendemain». Pour Nabil, responsable dans une société de commerce international, les erreurs d'appréciation par le gouvernement ont eu raison de la confiance du peuple, «mais quelles que soient Les erreurs commises, il est absolument important d'asseoir la légitimité populaire du gouvernement. Le gouvernement doit être soutenu par le peuple car ce dernier a un rôle important à jouer, à savoir assurer la continuité de l'Etat. Sans gouvernement, c'est le pays qui va à la dérive et notre désir est d'éviter cela».