Par Raouf SEDDIK C'est un fait : pour de plus en plus de Tunisiens, le mot «Dégage», qui fut scandé avec force un certain 14 janvier 2011, n'a plus cette intonation sympathique qui suscite l'admiration et que l'on a retrouvé — non sans un petit sentiment de fierté, on s'en souvient tous — sur les banderoles qui coloraient la Place Tahrir du Caire, aux heures les plus chaudes de la révolution égyptienne. Nous avons assisté chez nous, en effet, à un usage de plus en plus abusif de cette injonction, qui évoque désormais des épisodes tout à fait déplorables de hauts fonctionnaires ou de grands responsables du secteur public qui se font débarquer de leurs bureaux par une foule en délire pour des motifs surprenants et sur de simples allégations. Ceux qui continuent de tenir en haute estime l'utilisation actuelle du slogan sur le terrain vous expliquent qu'il s'agit d'un mal nécessaire. Ce qu'on a appelé, dans un autre contexte, les «dommages collatéraux», en somme. Mal nécessaire, poursuivent-ils, parce qu'il convient de continuer le travail révolutionnaire qui consiste, après avoir abattu le dictateur, à abattre le système de la dictature. On se demande cependant jusqu'où doit aller ce travail de «nettoyage» et si même il admet une fin quelconque. On note cependant la noblesse de la mission que ces gens s'attribuent à eux-mêmes : abattre le système de la dictature ! En les poussant dans leurs retranchements, ils vous diront, mais en baissant un peu la voix, que ce qui s'est fait avant le 14 janvier, y compris les morts et les blessés, n'est qu'une étape préliminaire : tout cela n'a servi qu'à abattre une personne, la personne du dictateur. Désormais, c'est le système qu'il s'agit d'abattre. Eh oui, c'est autrement plus exaltant ! En effet, exaltant — et si agréable pour le culte de son ego — de s'en prendre aux personnes haut placées dans l'organisation de l'Etat : pour les besoins de la cause, on décrétera que ces gens ne font que perpétuer l'ancien régime, probablement pour le laisser revenir sous une nouvelle forme. Et l'on se met à hurler au hold-up sur la révolution dans une atmosphère de suspicion généralisée et de paranoïa organisée. Quelle est donc la vraie raison de cette alarme ? Il y en a plusieurs, dont une, la plus importante, qu'ils ne s'avouent pas à eux-mêmes, mais qui les fait agir en sous-main, de façon inconsciente : voler aux martyrs une part de leur gloire en s'érigeant, tels des Don Quichotte contre des moulins à vent, en défenseurs des acquis de la révolution contre des dangers dont on s'ingéniera, sans lésiner sur la mauvaise foi, à nous persuader de la réalité, ou de la gravité. Autrement dit : ils veulent être les nouveaux héros du peuple et jouir de la même gloire que ceux qui sont tombés. Deuxième raison, ou disons deuxième «vol» : le vol du mérite qui reviendrait d'avance à un ensemble de personnes dès lors que ces dernières se sont mises au travail pour créer les conditions qui permettent au pays de passer avec le moins de heurts possible de la révolution à un système démocratique véritable, c'est-à-dire transparent et loyal, où les citoyens pourraient faire les choix qui leur incombent à l'abri de toute turbulence et de toute urgence, de quelque nature qu'elle soit : économique, sociale, sécuritaire... Ce mérite leur ferait de l'ombre. Il faut donc le supprimer à la racine : faire tomber le gouvernement qui s'est précisément assigné la mission sur laquelle repose le mérite en question ! Mais il y a une troisième raison, qui est particulièrement intéressante à noter : elle fait justement référence à cette sorte d'insistance à pousser les événements dans le sens d'un choix populaire qui serait réalisé dans un climat de trouble et d'incertitude. Comme si un climat de tranquillité représentait pour eux un problème… Comme si le libre jeu des arguments et la confrontation des programmes en toute clarté, et sans précipitation, étaient pour eux des perspectives à écarter. Comme si l'idée que d'autres qu'eux pourraient faire connaître leurs propres idées, dans des meetings ou ailleurs, étaient pour eux un danger à éviter absolument. Le fait par exemple que nous devrions passer à un régime parlementaire sans qu'aucun débat n'ait eu lieu à ce sujet, alors même qu'il existe une infinité de nuances à préciser dans ce domaine entre le présidentiel et le parlementaire — puisque certains ont fait du passage à ce régime une revendication sans la satisfaction de laquelle ils ne lèveront pas le camp de la Kasbah —, cela est assez significatif à la fois de cette réticence au libre débat et de la volonté de passer en force et de réduire la révolution à un tremplin pour se propulser au-devant de la scène et s'emparer, en fin de compte, du pouvoir. Il ne faut pas se laisser abuser par une rhétorique qui s'arroge le privilège de défendre la révolution : ses auteurs ne sont pas dispensés d'avoir eux-mêmes à être observés avec circonspection. Et ce que nous venons de dire montre assez que les raisons ne manquent pas pour accorder à cette surveillance toute l'importance qu'elle mérite. Cela étant dit, on peut considérer que la contestation qui s'est organisée autour de la Kasbah est d'abord victime de ses excès et qu'il n'est pas tout à fait vrai qu'elle ne porte pas en elle-même une part de légitimité. La faute du gouvernement dirigé jusqu'à il y a quelques jours par Mohamed Ghannouchi est de ne pas avoir su aller au-devant de ce qu'il y a de légitime dans ces revendications. Parce qu'il ne l'a pas fait, il a dû subir, et il a dû céder, avec les excès. Il s'agit désormais de recréer les conditions de l'écoute, et de rejeter, non pas telle ou telle partie de nos concitoyens, non pas telle ou telle partie des revendications qui s'expriment, mais seulement la volonté d'imposer au pays son propre diktat.