Dans un entretien accordé à un journal de la place, maître Mokhta Trifi, avocat de renom et président du comité directeur de la Ligue tunisienne des droits de l'Homme, a déclaré que le sit-in de la Kasbah, devant les sièges du gouvernement et du ministère des Finances, est une action tout a fait légitime et s'inscrit bien dans le cadre de l'exercice du droit constitutionnel pacifique à la libre expression. Il a mis aussi l'exercice de ce droit sur un pied d'égalité que celui de manifester pacifiquement dans la rue pour exprimer un point de vue. Je voudrais attirer l'attention de maître Mokhtar Trifi sur le fait que la question n'est pas aussi simple pour qu'elle se laisse traiter de façon expéditive et même simpliste comme il appert de ses propos, mais qu'elle pose un problème compliqué, celui du conflit des libertés et des droits. Il est, certes, du droit de chacun d'exercer sa liberté conformément à la loi, mais quand il s'agit d'une liberté exercée dans un espace public qui n'appartient pas à une personne déterminée ni à un groupe déterminé d'individus, mais à la collectivité entière, l'exercice de cette liberté doit normalement être mené de façon à ne pas nuire à la liberté des autres. Car il s'agit, dans ce cas de figure, de garantir à chacun le droit d'exercer sa liberté et la poursuite de ses intérêts sans frictions majeures avec ses concitoyens. C'est pourquoi le droit au sit-in est l'un des droits les plus controversés dans les théories politiques contemporaines. Pour revenir à la question du sit-in de la Kasbah, on aimerait bien savoir si maître Trifi, qui clame haut et fort le droit des organisateurs à s'installer jour et nuit à la Kasbah pour faire valoir des revendications à caractère hautement politique, qui d'ailleurs sont loin d'être l'objet d'un consensus national comme le prétendent certains, a pensé un tant soit peu au droit des citoyens tunisiens à voir leur gouvernement fonctionner normalement sans être entravé dans ses actions et son libre mouvement ; s'il a pensé, lui, en sa qualité de militant des droits de l'Homme, aux droits des commerçants, des artisans et des habitants des quartiers alentour et ceux du centre-ville à exercer leur métier et à vivre en paix; s'il a eu une pensée pour tous ceux qui ont vu leurs conditions de vie quotidienne lourdement endommagées en raison de ce sit-in. Nous savons tous que dans les démocraties bien établies et prospères, le recours au sit-in comme forme d'expression est très rare, et que, les fois où l'on y recourt, ce n'est sûrement pas pour faire valoir des revendications d'ordre politique mais pour exiger une solution urgente à une situation humanitaire pressante. En effet, contrairement aux manifestations de rue qui sont organisées dans des conditions où le droit au travail et à la continuité des différents aspects de la vie ne sont pas entravées, force est de reconnaître que ce prétendu «droit» au sit-in ne peut être toléré que dans des conditions très restrictives et qu'un recours abusif à cette forme d'expression est contraire au principe de la démocratie elle-même que les organisateurs du sit-in de la Kasbah prétendent vouloir défendre. Maître Trifi, vos propos prennent le risque de ne point rassurer citoyens et investisseurs quant à l'avenir des droits de l'Homme en Tunisie, car vous faites preuve de partialité et d'un alignement fort regrettable sur les positions politiques de ceux que vous soutenez et que vous êtes allé rejoindre dans le cadre du Conseil de protection de la révolution. Or ceux qui vous ont porté, vous et le comité directeur à la tête de la Ligue de défense des droits de l'Homme, ne vous ont pas accordé un mandat pour les représenter ou pour exprimer leur point de vue sur les questions politiques, mais pour défendre les droits de l'Homme, selon une vision globale sur la base de la déclaration universelle des droits de l'Homme et les pactes et résolutions y afférents. L'adhésion de la Ligue tunisienne des droits de l'Homme à un conseil dit de la protection de la révolution qui, vise à s'autoproclamer comme instance supra-gouvernementale qui, contrôlant le gouvernement et promulguant des lois, et désigner les hauts fonctionnaires de l'Etat, suscite les inquiétudes les plus vives, quant à l'évolution de la situation des droits de l'Homme en Tunisie et les chances de la tenue d'élections libres et démocratiques prochainement. Surtout que si vous vous retrouvez, vous et la ligue que vous présidez, du côté de cette instance qui aspire à être la détentrice du pouvoir (législatif comme exécutif), qui va pouvoir jouer le rôle de contre-pouvoir et défendre les droits de l'Homme ? A mon humble avis, la défense des droits de l'Homme doit être tenue à l'écart des surenchères et des tractations politiques, mêmes si elles se font au nom de la défense de la révolution, car même un contre-révolutionnaire ou un antidémocrate doit bénéficier d'une protection de ses droits en tant qu'individu et en tant qu'être humain. Or votre positionnement, somme toute partisan, dans le cadre du conseil de la révolution va à l'encontre de votre noble mission de défenseur des droits de l'Homme. M.K. * Enseignant universitaire