• Le ministère de l'Intérieur dément toute campagne de moralisation forcée • Mokhtar Trifi : « Est-ce qu'une politique de mœurs est en train d'imposer à la société tunisienne un nouveau mode de vie »? De récentes campagnes de contrôle d'identité ont soulevé une forte émotion chez la population, particulièrement féminine. Des témoignages concordants relayés par les radios et les réseaux sociaux accusent les forces de l'ordre de multiples dépassements. Des arrestations, insultes, humiliations, voire agressions physiques auraient été les expressions communes et répétitives de ces vérifications d'identité musclées. Une vidéo, particulièrement descriptive et détaillée de l'artiste Rym el Banna, où elle se dit victime d'une agression similaire, est visible sur le Net. Des femmes et des hommes certifient avoir eu à répondre à des questions «aberrantes», comme prouver le lien de sang ou familial, avec des personnes qui les accompagnent. D'autres questions étaient réservées exclusivement aux femmes : pourquoi étaient-elles habillées ainsi, se trouvaient-elles si tard dehors, ou encore avaient-elles bu de l'alcool ? Société civile et hommes/femmes de loi crient aux atteintes des libertés individuelles et à la moralisation forcée de la société tunisienne, voire à la recommandation du bien. En d'autres termes, la police est censée nous protéger, mais qui nous protégera de la police ? Telle est tout cas l'inquiétude nouvelle, sans généraliser, bien entendu, car toute la police n'est pas accusée. La police tunisienne républicaine ou en passe de l'être Contacté à cet effet, M. Khaled Tarrouch, porte-parole du ministère de l'Intérieur, précise qu'il n'y a aucune instruction spéciale cherchant à mettre en œuvre une moralisation de la vie publique. Les agents de l'ordre font leur travail habituel dans le cadre de la «sécurisation de la voie publique et du maintien de l'ordre». En revanche, si dépassements il y a, il faudra porter plainte : «ce qui pourrait être le cas dans cette phase transitoire, nuance-t-il, nous n'avons pas atteint le top de la démocratie. Nous vivons tous dans une période transitoire, y compris pour l'institution sécuritaire», justifie-t-il. «En revanche, le citoyen n'a pas à avoir peur de porter plainte», assure et rassure M.Tarrouch. Le ministère de l'Intérieur procède pour l'heure, selon son porte-parole, à la mise en place «d'une institution sécuritaire républicaine», les ordres émanant de la direction sont clairs, appliquer la loi à tous sans distinction aucune. Les présumées «victimes de ces dépassements» sont invitées par conséquent à porter plainte et suivre les procédures officielles et les circuits classiques. « Nous sommes pour le respect rigoureux de la loi et contre les dépassements et nous ne couvrons personne», martèle encore le porte-parole. «Des enquêtes peuvent être ouvertes au sujet des abus, s'ils sont prouvés, encore faut-il qu'il y ait plainte, nous ne pouvons nous contenter de communiqués sur face book », prévient-il, en concluant. Mokhtar Trifi : « les libertés individuelles sont menacées » Avocat de renom, figure emblématique de la société civile, Mokhtar Trifi est connu de tous sous la casquette de président de la Ligue des droits de l'Homme dont il est encore le président d'honneur. Ses combats pour le respect des libertés individuelles ne datent pas d'hier. Invité à se prononcer sur la situation, M.Trifi estime que les libertés individuelles sont menacées : « Rien n'oblige une femme à n'être accompagnée que par quelqu'un qui soit nécessairement son frère, son mari ou son père (Mohrem). Ce sont des données personnelles protégées par la loi. Ce n'est pas un crime d'être avec quelqu'un. Mais les forces de l'ordre abusent parfois de l'ignorance des gens ». Et Maître Trifi de poursuivre : «On ne peut demander à une personne de préciser le lieu où elle était que lorsqu'il y a un crime commis et que cette personne est soupçonnée légalement. Son arrestation est notifiée et ordonnée par un juge. A ce moment-là et dans le cadre de l'enquête et à la recherche d'un alibi, on demande au ‘‘suspect'' à telle heure il était à quel endroit. En dehors de cela, c'est illégal ». Quant aux conformités des tenues vestimentaires, notre interlocuteur estime que c'est une atteinte extrêmement grave aux droits et à la liberté des femmes et à l'égalité homme/femme. «Pourquoi ne demande-t-on pas aux hommes pourquoi êtes-vous habillés ainsi»? s'interroge-t-il. «Nous avons combattu cela au temps de Ben Ali. A plusieurs reprises, se souvient-il, j'étais dans des postes de police pour défendre les femmes qui portaient le voile qu'on traînait dans les postes. Avant, on arrêtait les femmes parce qu'elles portaient le foulard; aujourd'hui on les arrête parce qu'elles ne le portent pas. Ils n'ont qu'à mettre dans les postes les prototypes de tenues que les femmes doivent porter ». Mettez une circulaire pour définir ce que les gens doivent porter, manger et boire ! « Ce qui est gravissime, continue M.Trifi, c'est que chaque agent a le droit de juger ce qu'est le ‘‘libass el Mohtachem'', tenue pudique selon son propre jugement. Est-ce qu'il y a une circulaire qui détermine ce que les gens doivent porter, boire ou manger », tempête notre interlocuteur. «Ils veulent nous imposer de nouvelles règles de vie, et une moralisation de la société tunisienne. A partir de quelle morale vont-ils nous régir? De celle du ministre de l'Intérieur, celle du Premier ministre, ou encore du simple du citoyen? A chacun sa morale. C'est totalement inacceptable», accuse-t-il. M.Trifi suggère aux autorités publiques de nous informer si elles ont ordonné une campagne de moralité. «Ils nous jugent à partir de quel droit? Est-ce qu'il y a une politique de mœurs qui est en train d'imposer à la société tunisienne un nouveau mode de vie »?, s'interroge-t-il. Quant aux récentes campagnes musclées qu'auraient subies certaines personnes dont une actrice tunisienne, M.Trifi pense que les victimes doivent aller devant la justice et porter plainte. Et les flics impliqués doivent être traduits en justice et sanctionnés professionnellement. «C'est le ministre de l'Intérieur qui doit prendre les devants, argumente-t-il. Si on laisse un seul des tortionnaires sévir sans qu'il soit puni, ce serait revenir à l'impunité qui existait auparavant. Et je recommande aux victimes de ne pas avoir peur», lance-t-il. En outre, ajoute l'homme de loi, il est du devoir du ministère public et de la police judiciaire d'engager des poursuites contre les agents de l'ordre incriminés même par un article de journal, même sur une dénonciation anonyme. «Quand on avait engagé des poursuites pour la photo du journal Attounissia, rappelle-t-il, personne n'avait porté plainte, le ministère public avait agi de son propre chef». « Ben Ali avait engagé une campagne de ce genre, rappelle le président d'honneur de la Ltdh, et ça n'avait pas marché. La société a réagi et moi-même en tant que président de la ligue à l'époque, j'avais publié un communiqué adressé au ministre de l'Intérieur pour lui dire qu'il outrepassait ses prérogatives ». Au final, l'institution sécuritaire se dit en pleine phase de réforme pour mériter progressivement le qualificatif de républicaine. A la bonne heure ! Mais en attendant, quelles sont les garanties à présenter au citoyen et à la citoyenne pour ne pas être victime de l'arbitraire et des abus? Ces pratiques qui ont régi ce ministère de l'Intérieur pendant plus d'un demi-siècle et contre lesquels le peuple tunisien a dit, un certain 14 janvier, basta !