Le jugement rendu en référé par le tribunal de première instance de Tunis, ordonnant la suspension des activités de la commission nationale d'investigation sur les affaires de corruption et de malversation, a été accueilli favorablement par une partie des magistrats et des avocats qui reprochent à cette instance l'empiétement sur la compétence juridictionnelle. Cette décision du tribunal de Tunis a été par ailleurs saluée dans d'autres milieux où la présence dans la commission de certains membres proches du régime déchu est contestée. Mais dans le camp d'en face, la plainte déposée par huit avocats le 28 février 2011 pour aboutir en moins d'une semaine à un gain de cause suscite des interrogations sur les mobiles et les visées ainsi que l'a déclaré dans une première réaction à chaud le président de la commission, M. Abdelfattah Amor. Au fait, ce n'est pas la première fois où des avocats remettent en cause des dispositions attribuant à des parties en dehors du corps de la justice une mission judiciaire ou s'apparentant au domaine réservé de la justice. Mais c'est la première fois en Tunisie où le débat rendu possible grâce à la révolte du 14 janvier prend une dimension politique beaucoup plus que juridique. Politiquement, le conflit concerne une institution mise en place par les autorités par intérim dans le cadre du principe de la justice transitionnelle. Juridiquement, on peut se contenter de dire "la fin justifie les moyens".
Politiquement : qui a intérêt à empêcher les travaux de la commission ? Dans sa déclaration recueillie le jour même où la décision du tribunal lui a été notifiée, M. Abdelafattah Amor, plutôt que de donner son opinion sur cette décision et de faire part des mesures qu'il envisage, a préféré s'adresser au peuple tunisien et poser deux questions compromettantes aux avocats qui ont initié l'affaire. Dans l'intérêt de qui ont-ils agi ? Qui les a chargés de défendre Ben Ali ? C'est à ce genre de questions qu'il faut désormais s'attendre pour attaquer ses adversaires et les discréditer. Du temps de Ben Ali, l'accusation était la trahison et la conspiration contre l'Etat. Cependant, même si objectivement, la suspension des activités de la commission peut apporter de l'eau au moulin des corrompus et des personnes impliquées dans la malversation, il est difficile d'imaginer que les avocats qui ont déposé la plainte ont des intérêts avec les ténors de l'ancien régime ou qu'ils sont manipulés par les barons de la corruption. Car si c'était le cas, ils ne se seraient jamais hasardés dans une entreprise qui peut conduire à les démasquer. Le Tunisien, quand il s'agit d'affaires aussi délicates, a tendance à s'intéresser à l'historique et à la réputation des personnes pour tirer des conclusions. Il faut donc être trop naïf pour se donner en spectacle quand on a des choses à se reprocher. Selon toute vraisemblance ils n'ont pas des intérêts avec l'ex-régime et ses apôtres. Mais alors quel intérêt ont-ils à agir ? Dans l'opinion publique, certains considèrent que le mobile est de prémunir les membres et les auxiliaires de justice contre le risque d'investigation pour faits et actes qui peuvent leur être reprochés. D'autres ont mercantilisé la démarche la réduisant à des honoraires et des portefeuilles. Mais l'explication à prendre au sérieux vient de quelques observateurs qui pensent que les avocats ont intérêt à ce que la commission n'accomplisse pas sa mission. Ni leur orgueil en tant que parties prenantes dans le fonctionnement de la justice ni leur situation en tant qu'auxiliaires de justice ne permettent pas l'immixtion dans les prérogatives de la justice. D'ailleurs les avocats ont décidé de saisir le tribunal lorsque la commission a rendu publique une découverte écœurante dans la résidence de l'ex-président à Sidi Bou Saïd qui a fait la UNE de l'actualité nationale et internationale. A qui revient le mérite ? A qui revient l'exclusivité ? C'est peut-être la question inavouée qui se dégage des circonstances de l'affaire et des propos livrés par ses initiateurs rappelant que les perquisitions, les saisies et les enquêtes ne sauraient être que de la compétence du juge d'instruction et sous l'égide de l'appareil judiciaire.
Juridiquement : en attente d'une réponse qui n'existe pas dans la loi Juridiquement, l'affaire suscite plusieurs interrogations sur le bien-fondé de la demande, la compétence du tribunal de première instance statuant en référé et la qualité à agir de ceux qui ont introduit l'affaire . • Suspendre les activités de la commission revient à suspendre l'effet du décret-loi A priori , la création de cette commission par décret-loi n° 7 du 18-2-2011 lui donne une certaine légitimité quand bien même son objet serait ordinairement du ressort du juge. Dans la constitution où les dispositions relatives au pouvoir judiciaire sont limitées à l'indépendance de la justice et à la nomination des magistrats, rien n'interdit la délégation de certaines attributions judiciaires à un organisme administratif ou à une commission spéciale . Le législateur l'a prévu dans quelques domaines tels que la verbalisation et la médiation dans certaines matières et l'on ne voit pas pourquoi l'interdire quand il s'agit d'investigation sur la corruption et la malversation. Mais la faculté de délégation ne doit pas toucher aux droits fondamentaux : essentiellement la liberté individuelle, la vie privée et l'inviolabilité du domicile . Toute restriction par rapport à ces droits ne peut être admise que pour juste motif et sur décision du tribunal . C'est ce qui est sérieusement reproché à la commission qui a perquisitionné dans la résidence de l'ex-président sans en avoir la qualité . Les avocats l'ont bien exprimé en critiquant la manière avec laquelle la perquisition a eu lieu . Suivant l'article 94 du Code de procédure pénale, la perquisition est de la compétence exclusive du juge d'instruction et peut être opérée par des officiers de police judiciaire ou par un texte spécial par des agents et des fonctionnaires. Pour le cas de la commission d'investigation sur la corruption , il n'existe pas de texte spécial . Il lui est donc reproché le fait d'avoir outrepassé ses pouvoirs en exerçant des attributions qui ne sont pas les siennes . Mais un tel grief ne justifie pas la suspension des activités de la commission. Suspendre ses activités serait suspendre les effets d'un décret-loi, hypothèse qui n'est indiquée dans aucun texte constitutionnel ou organique.
• Impact de l'avis du tribunal administratif sur la validité du texte Le tribunal administratif appelé à donner son avis sur le texte du décret-loi avant sa parution, ne s'est pas opposé au principe de la création de la commission dans le cadre de la justice transitionnelle mais a émis des réserves sur son impartialité et son indépendance. Mais le président par intérim n'en a pas tenu compte et a promulgué le décret-loi. Seulement, malgré le fait qu'il n'en ait pas tenu, la procédure de promulgation demeure valable car, d'une part, l'avis du tribunal est consultatif et, d'autre part, il n'est requis que pour les décrets à caractère réglementaire et non les décrets à caractère législatif ( décret-loi).
• La question est-elle du ressort du tribunal statuant en référé‑? La procédure en référé est réglementée dans les articles 201 et suivants du Code de procédure civile et commerciale. Elle se justifie dans tous les cas d'urgence et sans préjudice au principal. Or, même s'il y a urgence à statuer sur la question en référé, l'affaire doit être examinée en profondeur pour qualifier les actes incriminés. Dans des affaires courantes très banales, le juge des référés se dessaisit de la demande lorsque l'examen de l'affaire implique une appréciation des faits. Que dire alors d'une affaire dans un domaine aussi dangereux ayant trait à la corruption et la malversation ?
• Où est l'intérêt à agir dans tout ça ? L'article 19 du Code de procédure civile et commerciale dispose que le demandeur doit avoir un intérêt dans l'exercice de l'action. Et là l'on se pose la question de savoir quel est l'intérêt des avocats à déposer la plainte et en quelle qualité ils agissent ? D'après ce qu'ils ont annoncé, l'intérêt qu'ils ont à demander la suspension des activités de la commission est de protéger la Justice et de lui permettre de recouvrer ses attributions . Ils se sont exprimés en leur nom personnel en tant que citoyens et ils n'ont reçu mandat de personne pour intenter l'affaire. Mais de simples citoyens qui n'ont aucun rapport avec la justice peuvent-ils le demander ? Ne risque-t-on pas de leur opposer le défaut d'intérêt à agir pour ne pas dire autre chose ? Est-ce que n'importe quel citoyen peut se permettre de représenter une institution et les intérêts d'une profession en justice ? Pourquoi le conseil de l'Ordre des avocats ou un autre corps concerné ne s'est pas impliqué dans la démarche qui était pourtant prévisible dès le jour de la découverte de la caserne de Ben Ali Baba ? La réponse à ces questions sera clarifiée, très prochainement, en appel.