Ville riche ou ville pauvre ? On ne sait plus comment qualifier la ville de Ben Guerdane. En effet, la plateforme commerciale de la Tunisie s'est montrée engrenée par les mouvements qui ont secoué la Tunisie, et bien plus par la dégradation de la situation en Libye, principale source de tous les produits circulant sur les marchés de la ville. Pour analyser les répercussions de la crise libyenne, tous les ressortissants de la ville se réfèrent aux fluctuations enregistrées par le marché maghrébin et «la rue du change», les deux principales sources de revenus et d'emplois de Ben Guerdane. La rue du change (Essarf) Du centre-ville à la route de Ras Jedir s'étend la rue du change, communément appelé rue ‘essarf'. Sur les deux côtés de la rue, s'avoisinent des petits locaux, peu différenciés les uns des autres. Au front office, un comptoir bleu, sur lequel est inscrit change, en langue arabe, une calculatrice et des liasses des devises en main du ‘sarraf', l'homme du métier. Au back office, un banc, un téléviseur avec une antenne parabolique et une porte menant à l'espace de stockage des devises, répertoriés dans des grands sacs et des cartons selon leurs valeurs et leurs provenances. La même image se reproduit à chaque local. Les opérateurs semblent développer une convention de non-concurrence, pour garder une parfaite maîtrise des prix sur le marché, soit des bénéfices fixes et durables. C'est un vrai «cartel». Toutefois, les derniers évènements ont chamboulé cet équilibre, faisant planer le spectre d'une crise douloureuse. En effet, on remarque que plusieurs locaux sont fermés. Dans les conditions normales, la rue garde son activité 24h/24, 7j/7. Une situation tellement confuse que les professionnels analysent chacun à sa manière. Des versets de Coran à l'appui, Haj Mohamed El Houch précise que les revenus sont tributaires de la volonté divine, plus que toute autre chose. Il estime justement qu' «avant la crise libyenne, on achetait les cent dinars libyens à 115 dinars tunisiens pour les vendre à 119. Maintenant on les achète à 93 pour les vendre à 97. Donc notre marge est la même». forcément «à chaque fois qu'on parle de crise, on oublie que le marché se rééquilibre tout seul. C'est depuis une trentaine d'années que j'exerce ce métier. J'ai pratiqué tous les taux de change et j'ai assisté à plusieurs chocs, notamment celui relatif au retour massif des Tunisiens travaillant en Libye dans les années 80. Et on est encore là. Donc, on garde notre calme. Après l'orage, le beau temps». C'est ainsi qu'El Haj évite, intelligemment, de déplorer le volume des affaires qui a considérablement baissé. Dans cette conjoncture, El Haj pense qu' «il ne faut pas s'aventurer dans la spéculation. L'évolution de la situation dans le pays voisin est peu prévisible. De ce fait, il faut suivre le cours des devises au jour le jour et surtout ne pas miser de grandes sommes sur une seule devise.» De l'autre côté de la rue, un jeune, Habib, s'est alarmé de la situation du marché. «D'où va venir la devise libyenne ? Les Libyens ne viennent plus. De même, où sont les commerçants tunisiens ? Dans ces conditions, nul ne s'aventure à aller de l'autre côté de la frontière. Déjà, les autorités libyennes ont interdit le passage en territoire libyen». Cette crise, sans précédent, est donc la résultante d'une chute de l'offre et de la demande. Pour ce qui est des spéculations possibles, Habib note que «le cours de la devise libyenne est en train de baisser. Et cette tendance continuera pour plusieurs semaines. Donc, à 70 dinars tunisiens j'achèterai massivement la devise libyenne. Avec le retour à la normale, on reviendra à la parité des devises. D'où une plus-value de 30%.» L'arbitrage entre la sagesse d'El Haj et l'ambition du jeune se fera au fil du temps, à l'image de l'évolution de la situation en Libye. Le marché maghrébin (Souk Libya) De l'autre côté de la ville, sur la route de Zarzis, le marché maghrébin, appelé ‘Souk Libya', abrite 1.200 locaux (barraka) pour tout commerce, en plus d'autres commerçants qui exposent leurs marchandises sur les espaces inoccupés. C'est une véritable plateforme commerciale. Dans les magasins spécialisés du souk, on peut acheter des vêtements, de l'électroménager, des produits alimentaires, des pneus… tous en provenance de la Libye. D'où la crise libyenne est largement ressentie dans ce marché. Salem, vendeur de tapis, précise que «les clients et les commandes ne manquent pas. D'ailleurs, tous les commerçants des souks de la République s'approvisionnent de chez nous. Toutefois, nous ne disposons pas de marchandises et nos fournisseurs libyens ne peuvent plus nous livrer aucune commande. On s'est reconverti donc en simples détaillants, privilégiant des marges plus importantes plutôt que de plus grandes quantités. Déjà les prix sur le marché ont substantiellement augmenté, se rapprochant de ceux pratiqués dans toutes les régions». Un peu plus loin, rassemblés devant une ‘ barraka' de prêt-à-porter, les commerçants discutent entre eux des derniers évènements dans le pays voisin. «Chaque matin, on ouvre, désespérément, nos magasins. C'est mieux que de rester fermé. Aujourd'hui, jusqu'à maintenant, je n'ai réalisé aucune vente. On ne sait pas combien cette situation va durer, mais il faut qu'elle se stabilise de l'autre côté de la frontière.» La situation dans le pays voisin est encore floue. D'où l'activité de ces deux marchés et leurs ramifications dans toutes les régions tunisiennes restera en veilleuse tout au long des prochains mois. Une prudence particulière s'impose pour préserver un secteur qui, bien qu'informel, participe à la création de la richesse et de l'emploi.