Par Afifa Chaouachi (universitaire) Ce dernier ouvrage de Sophie Bessis est un récit présenté en quinze tableaux s'ouvrant et se refermant sur la récurrence des images de la nature qui, par ses couleurs et ses parfums, semble délimiter l'univers sociopolitique du livre et lui fournir une agréable échappée, une perspective possible de salut. Le jeu d'échos de la musique du ressac de la mer, toujours recommencé au début et à la fin du récit, semble aussi appuyer cet effet. Ainsi, entre une arrivée et un départ, une structure circulaire se construit mais où la boucle, jamais bouclée, s'inscrit infiniment dans le mouvement et le vertige de la spirale ouverte de la vie. Intimiste, ce texte à la première personne se coule dans une imagination et une mémoire vagabondes, projetant au lecteur, ici et là, des «éléments de vie», le chemin d'une narratrice qui remonte le fil des événements et accompagne, perplexe, les méandres du passé, son passé propre. Car il s'agit bien d'un récit inspiré par une dynamique autobiographique, même si les visages se perdent derrière le relief des profils, un récit où les identités se creusent derrière les destins. Se prévalant de son anonymat même, le vécu n'est pas tant celui de l'un que celui du groupe, et le réel, où vient s'ancrer le récit, ne se confine pas tant dans la petite histoire toute singulière de l'individu que dans la grande Histoire du pays. Dedans, Dehors (éditions Elyzad , Tunis 2010 ) nous propose une poétique de l'espace et des lieux qui est, sans cesse, un déni des lisières et un défi aux frontières où l'Afrique, le Maghreb, Paris et Tunis vibrent des mêmes peurs et des mêmes ravissements. Une poétique du temps aussi où «le demain d'hier est aujourd'hui», où les axes se mêlent et se démêlent à l'infini dans le miroitement fébrile des images et des scènes. Car qu'importe le lieu quand il s'agit de dire la misère et la prison, l'exil et les exclusions, qu'importe le temps quand il s'agit de susurrer la foi, sa misère, sa grandeur et ses pièges, surtout ; de redire ces lendemains qui chantent et qui déchantent, ces apothéoses et ces déclins qui font l'histoire et les peuples ; de revenir sur ces identités meurtries mais jamais meurtrières. Raconter la vie c'est aussi, pour l'écrivain, raconter la mort, celle, emblématique surtout, de ceux qui ont balisé le chemin, tracé la route, sans jamais jouir, de leur vivant, du fruit de leur lutte. Car ce livre du bilan est aussi le livre de l'hommage. L'hommage poétique, discret et ému, à ceux en qui on pourrait bien reconnaître, par exemple, des militants de longue date comme Mohamed Charfi ou Noureddine Ben Kheder, un hommage qui témoigne aussi devant les jeunes, que bien des moins jeunes ont contribué, depuis longtemps, à l'écrasement et à la chute subite de l'infâme. Dans le raccourci de l'expression et l'économie des mots, dans la sobriété du style et le flou dont elle a choisi de draper les événements, Sophie Bessis a su communiquer l'intensité de l'émotion. L'indétermination affichée des images, l'apesanteur du verbe, la gaze qui continuellement enveloppe le texte ne sont là que pour ouvrir le sens et multiplier les possibles. Par le rythme haché de la phrase, son souffle coupé, son ton gnomique qui semble l'apparenter à la maxime, l'écriture poétique semble se refuser de dire les choses, elle se contente tout au plus de les suggérer dans la pudeur de l'idée et la discrétion du sentiment. Elle tente de les raconter, comme on déroule un conte avec toute la distance qui préserve et hisse les légendes. Dedans, Dehors c'est, peut-être, en définitive, le rêve d'un pays sien, cocon bigarré, avec à la clé, la chute du mur, de tous les murs.