Par Yassine ESSID La semaine dernière, sur les colonnes de ce même journal, un encart publicitaire d'un Egyptien reconnaissant, disait ceci : «Au grand zaîm arabe : le grand peuple tunisien : merci». Dans ce message de gratitude se trouvent associés deux éléments jusque-là antinomiques : le peuple, troupeau docile, manipulable, infantilisé et soumis au paternalisme bienveillant du maître, et le zaïm, leader politique et figure charismatique du paysage politique arabe depuis les mouvements d'indépendance nationale, dont le culte a tant appauvri la vie politique dans nos pays. Le fait qu'ils nous soient présentés dans ce message comme s'il s'agissait de deux entités interchangeables est intéressant à plus d'un titre. Il révèle d'abord une réalité objective : l'histoire d'un mouvement populaire de protestation, né d'un geste de désespérance, a grossi, s'est étendu à tout le pays pour finalement aboutir au renversement d'un régime de dictature, d'une manière spontanée et sans que ce mouvement ne soit adossé à un parti ou guidé par un chef politique. Il révèle également à quel point l'idée d'un peuple sans incarnation du zaïm est insupportable pour l'imaginaire arabe. En chassant le tyran, le peuple a tué le père et, accablé de remords, voilà qu'inconsciemment il le ressuscite. Examinons de plus près et brièvement l'histoire des vicissitudes du peuple tunisien telle qu'apprise sur les bancs d'école et relayée par l'imposture idéologique pendant un demi-siècle. Un état de tutelle permanente Le «Peuple de Tunisie» est entré dans l'histoire comme une multitude assujettie à la domination coloniale. Il a consenti, certes, d'énormes sacrifices pour lutter contre le colonisateur, mais toujours sous la conduite éclairée d'un Zaîm, Bourguiba en l'occurrence, qui demeurait le libérateur incontesté de la nation. Une fois libre et indépendant, enrobant son leader de tout son attachement, ce peuple, qui fut qualifié un moment de «poussières d'individus», est entré dans l'étape de la construction et de l'édification de l'oumma, la nation. Ce sentiment d'appartenance nationale ne pouvait être ancré et développé, dans l'esprit d'un peuple à régénérer, sans l'effort soutenu d'apprentissage et d'éducation prodigué par un dirigeant incarnant la volonté populaire. Le peuple tunisien s'est engagé ensuite, toujours derrière son tuteur, désormais Combattant Suprême, dans la plus dure des batailles, celle dont on ne connaîtra jamais le dénouement : la bataille contre le sous-développement. Il fut ainsi maintenu par Bourguiba dans un état de tutelle permanente, au point de lui abdiquer son droit à l'exercice de la citoyenneté en lui accordant une présidence à vie, car jamais ce peuple ne fut reconnu assez mûr pour la démocratie ou pour l'exercice de la liberté, demeurant sous le contrôle vigilant d'un parti unique et d'un appareil policier désormais complices. Chaque déplacement à l'intérieur du pays était l'occasion d'une mise en scène bien agencée mettant en valeur la sollicitude du père de la nation pour son peuple reconnaissant. En s'adressant à celui-ci, sur le mode du «contact direct», il ne faisait pas appel aux citoyens, ni aux électeurs dont les voix seraient individuellement sollicitées, mais au peuple tout entier ayyuha al-cha'b al-tûnusî, toujours au singulier, car en l'absence de toute représentation démocratique, les Tunisiens ne pouvaient exister dans leurs divergences politiques et leurs diversités sociales, mais seulement comme une masse subordonnée et indifférenciée. Avec l'arrivée de Ben Ali, l'histoire de la Tunisie prend un nouveau commencement, non plus celui de 1956 mais en 1987. Encore en fois l'histoire se fera sans le concours du peuple appelé uniquement à témoigner éternellement sa loyauté pour celui qui est devenu l'Artisan du changement. Dans son document fondateur, qui avait séduit les Tunisiens à l'époque, «l'Artisan du changement» semblait reconnaître enfin la maturité du peuple, le déclarant digne d'une vie politique évoluée en phase avec les exigences des temps présents. Dans la foulée, le PSD s'est transformé en RCD, des partis politiques d'opposition étaient légalisés, et des amendements à la Constitution tendant à limiter l'exercice de la fonction présidentielle furent adoptés. Réduit cependant à recourir aux urnes à la fin de chaque mandat, Ben Ali fera de chaque élection l'occasion d'un plébiscite prouvant l'unité du peuple adhérant en bloc à sa personne. Chaque élection était ainsi un moment de célébration d'une communion entre un peuple et son chef. Sous Bourguiba autant que sous Ben Ali, la souveraineté populaire était ainsi réduite à ces instants de liesses savamment organisées et adroitement orchestrées. Une mise en scène de l'unanimité et de l'accord parfait, exaltant l'adhésion sans limite du peuple envers son bienfaiteur, Aujourd'hui et pour la première fois dans son histoire, le peuple tunisien cumule à lui seul les titres de libérateur, de zaïm, de combattant suprême et d'artisan du véritable changement. Il a su dans un court laps de temps prendre sa revanche sur un demi-siècle pendant lesquels sa contribution à l'histoire de ce pays fut détournée, confisquée et niée. Autonomes, souverains et responsables Le 14 janvier a mis fin à une écriture, disons, destourienne du passé de la Tunisie visant à geler les particularités et figer toutes les identités, ayant pour objectif ultime de faire adhérer tout le peuple tunisien au parti du pouvoir. Force est pourtant de constater qu'à la suite d'un demi-siècle de gouvernement anti-démocratique et liberticide, on n'a pas réussi à éviter ce que, paradoxalement, Bourguiba craignait pourtant par-dessus tout : l'effritement du corps social et la faiblesse de l'Etat. La première véritable secousse de notre histoire est venue ainsi ranimer toutes sortes de revendications qui se sont exprimées sur le mode tribal, régional ou confessionnel, exacerbant d'anciens cadres de solidarités qui n'avaient plus lieu d'être. Tout le monde s'accorde aujourd'hui à reconnaître l'existence d'un peuple tunisien. Mais lequel ? Celui de Ouled Benyahyia, Akerma, Ouled Abid, Jlass, Beni Zid, Ouerghimma et frechiches, ces derniers réclamant haut et fort leur statut de révolutionnaires et de libérateurs du pays et par conséquent les mieux placés pour en récolter les dividendes ? Celui du littoral Sahélien, au pouvoir depuis l'indépendance et qui se sent sans doute dépossédé? Celui des Sfaxiens réputés puissance entrepreneuriale mais longtemps marginalisés politiquement ? Celui des « Tunisois » longtemps frustrés de leur rayonnement ancestral depuis les Husseinites ? Celui des islamistes qui ne reconnaissent que leur appartenance au credo? Celui des foules de la Place de La Kasbah ? Celui du rassemblement de la Coupole ? Chaque groupement représentant une tendance, une sensibilité, une mouvance particulière ; chaque groupe mu par des intérêts spécifiques. D'où la question lancinante de la reconstitution homogène du corps politique nécessaire à tout Etat moderne ; d'où la difficulté de la représentativité de cette toile humaine hétéroclite et de ces groupes bigarrés générateurs de tensions alors même que l'époque du zaïm, sauveur, bienfaiteur et rassembleur est à jamais abolie. Ceux qui avaient trouvé en Béji Caid Essebsi un dirigeant rassurant, capable à leurs yeux de rendre à l'Etat son prestige et sa pérennité, car hantés par le spectre de la dissolution sociale, sont les nostalgiques d'un Bourguiba devenu pour l'occasion l'incarnation d'un âge d'or mythique. Sauf que la jeunesse qui proteste aujourd'hui ne se reconnaît pas en ceux qui nous gouvernent. Elle est réfractaire à leur discours, aussi lénifiant soit-il, car impatiente et uniquement en attente de résultats tangibles. Aussi, ceux qui, aujourd'hui, se ruent pour figurer dans la Constituante ou pour créer des partis de poche, moins pour servir l'intérêt général que pour l'attrait du pouvoir, doivent prendre en considération un ensemble de ruptures associées au soulèvement du 14 janvier. Le peuple doit être désormais envisagé comme un assemblage de citoyens autonomes, souverains et responsables. Un certains nombre de mouvements sociaux échappent de plus en plus aux institutions dites représentatives : syndicats, unions et corporations ou organisations de sociétés civiles. On doit cesser de fonctionner avec les mêmes schémas de pensée au moment même où les organes de médiation entre le gouvernement et le public sont dévalorisés et déconsidérées. Ceux qui seront appelés à diriger le pays et représenter le peuple, se doivent d'être en cohérence avec le changement qui s'est opéré dans la société et dotés d'une grande aptitude à percevoir les aspirations profondes de la société notamment de sa jeunesse. La jeunesse vit désormais en complète disjonction avec l'univers mental et le système de croyance du régime façonné par l'Etat-parti fondé sur la peur et la soumission. Enfin le temps est désormais à l'efficacité et à l'anticipation afin d'éviter la menace d'un émiettement immaîtrisable qui susciterait l'ambition de réinventer une souveraineté aussi indivisible et absolue que celle du patriarche et du caïd voyou.