Par Farid KHIARI* Pour passer d'un Etat dictatorial au service d'une infime minorité pillarde des richesses de la nation à un Etat au service des citoyens, il faudrait bâtir un nouvel Etat sur des structures citoyennes. Comment donc bâtir un Etat démocratique avec la prochaine élection de l'Assemblée constituante ? La réponse est simple et complexe à la fois : en érigeant plusieurs centres de pouvoir et de contrepouvoir sur des fondations citoyennes. L'Assemblée constituante devra apporter les premières réponses, et ce qui suit est un effort citoyen pour participer à la réflexion collective sur ce que nous voulons comme société démocratique et comme remparts contre les dérives de tous ordres. De l'exécutif : une dyarchie • Le futur président de la République ne devra plus être le chef des armées tant que la démocratie n'aura pas pris un tournant irréversible dans notre pays, probablement pas avant deux ou trois décennies. La Constitution clientéliste et tribale de nos sociétés arabes est une très forte inclination à utiliser le pouvoir de la force publique pour imposer les intérêts de sa famille, de son clan (on en sort), de sa région… Il faudrait réduire drastiquement les pouvoirs du futur président de la République de sorte à lui enlever toutes les capacités ou velléités à réduire ou à supprimer, si un jour il y pensait, les libertés privées et publiques, en un mot les libertés constitutionnelles. Il devra partager ses pouvoirs avec le futur Premier ministre et c'est à la prochaine Assemblée constituante de les fixer. • Le Premier ministre devra constituer le deuxième pôle du pouvoir exécutif. Chargé de conduire la politique du gouvernement, il devra consulter le président de la République sur toutes les questions de la politique à mener, et ce, dans tous les domaines. Le pouvoir devra être une dyarchie, dans le sens où le pouvoir est concrètement partagé en compétences rigoureusement délimitées entre le président de la République et le Premier ministre que l'Assemblée constituante devra préciser avec beaucoup de vigilance. Il devra être, avec l'armée, le garant de la Constitution et des libertés démocratiques fondamentales. • Le président devra conduire la politique étrangère de l'Etat et décider, avec le Premier ministre, des grandes orientations pour le pays, après accord du Parlement. • La conduite des affaires du gouvernement devra relever du seul ressort du Premier ministre, responsable également devant le Parlement. • Le Premier ministre devra être le chef des armées mais l'armée prête serment conformément à la Constitution • Le président ne peut démettre le Premier ministre qu'après accord du Parlement • Le Parlement peut démettre le président avec l'accord des deux tiers des parlementaires en cas de faute grave prévue par la Constitution et les lois • Le président nomme, après avis du Premier ministre et des deux tiers du Parlement, sept membres de la Cour constitutionnelle chargés de veiller sur le respect de la Constitution et la conformité du Parlement à ses articles. Les membres de la Cour constitutionnelle élisent leur président et sont inamovibles pendant cinq ans. • Le président nomme, après avis du Premier ministre et des deux tiers du Parlement, les présidents de la Cour des comptes qui élisent un président à leur tête. Ils sont inamovibles pendant cinq ans • Le président nomme, après avis du Premier ministre et des deux tiers du Parlement, les présidents du Tribunal administratif. Ils sont inamovibles pendant 5 ans • La Cour constitutionnelle fixe et contrôle l'usage des financements alloués à chaque parti politique pour les besoins des élections législatives et présidentielles. Du législatif : un contrôle permanent Le Parlement devrait être élu au suffrage universel à scrutin majoritaire mixte à deux tours. Il élit le Premier ministre issu de la majorité. Le Parlement est chargé de produire les lois dans le strict respect de la Constitution. Il contrôle la politique du président, du Premier ministre et du gouvernement qui sont responsables devant lui. Le Parlement désigne les commissions spécialisées et leurs présidents qui contrôlent les actions du président, du Premier ministre et du gouvernement. Ils sont inamovibles pendant la période de la législature. Les commissions peuvent faire appel à des compétences hors du Parlement qu'elles jugent nécessaires à leur travail. Les commissions rendent compte de leurs travaux au Parlement. Du judiciaire La justice devra être totalement indépendante des deux premiers pouvoirs. Un Conseil de la magistrature devra être élu par le corps des magistrats tous les cinq ans. Ils sont inamovibles pendant cette période. Le Conseil de la magistrature est la seule instance habilitée et compétente pour l'évaluation, l'avancement ou la sanction, de la carrière des magistrats. Un procureur général de la République est élu par ses pairs. Il est inamovible pendant cinq ans sauf faute grave dûment attestée par le Conseil de la magistrature à qui il devra rendre compte des dossiers. Un procureur régional de la République est élu par ses pairs. Il est inamovible pendant cinq ans sauf faute grave dûment attestée par le Conseil de la magistrature. Il devra rendre compte des dossiers devant le Conseil de la magistrature. Les liens entre le parquet, représentant le garde des Sceaux et de l'Etat d'une part, les procureurs élus et les magistrats d'autre part devront être définitivement rompus. Les procureurs devront être les seuls habilités à décider des enquêtes qui seront menées par la police judiciaire sous le strict contrôle des magistrats instructeurs. Les présidents des tribunaux seront élus par leurs pairs des tribunaux concernés. Les tribunaux d'exception (sûreté de l'Etat) devront être supprimés. De l'armée L'armée devra prêter serment pour le respect et la protection de la Constitution. L'armée devra être sous la responsabilité du Premier ministre. La fonction de chef d'état-major des trois armes devra être supprimée, car concentrer entre les mains d'une seule personne les pouvoirs de l'armée reste dangereux pour une démocratie naissante. Et notre pays sort d'une terrible épreuve due à cette dérive. Les principales fonctions de l'armée devront être la protection de la Constitution, c'est-à-dire la somme des choix de notre nation, et la surveillance et la défense du territoire national contre les entreprises extérieures. L'armée devra rester impartiale par rapport à la scène politique. En cas de crise, comme celle que nous vivons actuellement, l'armée a en charge la protection de la vie des citoyens de toute tentative d'atteinte à leur intégrité physique. L'armée a en charge la protection des institutions de l'Etat et des bâtiments publics et de tous autres bâtiments désignés à l'avance par le gouvernement. La garde présidentielle devra être impérativement supprimée et la protection du prochain chef de l'Etat devra être confiée à des unités spécialisées de l'armée, de la garde nationale et des forces de sécurité, type Gign en France ou les services secrets des Etats-Unis. L'appel à l'armée pour des tâches internes de surveillance ou de sécurité ne peut se faire que dans des circonstances exceptionnelles que décidera le Parlement seul et pour un temps déterminé à l'avance. Cet appel à l'armée ne peut excéder 30 jours renouvelables deux fois, soit 90 jours au total. Des organisations non gouvernementales Les organisations non gouvernementales reconnues par la société civile et par l'Etat prennent une part active dans l'élaboration des politiques de l'Etat concernant les droits et les devoirs des citoyens. Ainsi, toute production des lois qui auront un lien avec les libertés individuelles et publiques, les droits et les devoirs des citoyens devra inclure un représentant des ONG concernées. La Fédération tunisienne des droits de l'Homme et du citoyen (Ftdhc) sera partie prenante systématiquement dans tout projet et élaboration desdites lois. L'avis de la Ftdhc devra être pris en considération. Chaque année, la Ftdhc dresse un rapport de l'état des droits des citoyens et de leur atteinte par les services de sécurité. Le rapport annuel est remis au président de la République, au Premier ministre, au garde des Sceaux, au président de la Cour constitutionnelle, au président du Conseil de la magistrature, au président du Tribunal administratif. Voilà quelques-unes des réflexions qui traversent l'esprit d'un intellectuel qui a à cœur l'avenir de ses concitoyens et de son pays, qui espère que se bâtira un Etat démocratique citoyen, où le vivre-ensemble primera sur les idéologies, même si aucune société ne peut vivre sans un corpus d'idées ou une conception du monde. Un Etat où le respect des droits et des devoirs des uns et des autres ne dépendra pas d'une quelconque «interprétation» de la loi coranique, mais de la puissance de la loi et du droit, les seules garanties de la vie en commun.