Dans le catalogue des bouleversements contemporains, la révolution iranienne de 1979 fait office d'événement majeur. Quoique très présente dans les mémoires, son histoire, qui a donné lieu à de nombreux travaux, n'est pas complètement élucidée, notamment du point de vue de ses acteurs ordinaires, de la population. Très largement couverte par les médias internationaux, cette histoire violente a soulevé des passions contradictoires et continue de délivrer des messages qui amènent à réfléchir en profondeur sur l'évolution géopolitique du Moyen-Orient : le rôle de l'Islam dans la politique des pays arabes et/ou musulmans, les relations entre sunnisme, chi'isme et wahabisme, la question des droits humains et de la torture, la place des femmes dans la société sont autant de questions que le cas iranien a mis au-devant de la scène internationale. Le régime politique qui a succédé au Shah arrive dans un contexte de violence extrême que la guerre avec l'Irak (septembre1980 – août 1988) exacerbe. A la corruption et aux inégalités qui sévissaient dans le pays succède un gouvernement qui se dit et se fait épurateur contre tous ses opposants, décrétés monafiqins (blasphémateurs) et donc à supprimer. C'est ce climat que restitue, sans le décrire directement, le témoignage a posteriori de Aziz Zeraï, un employé d'une compagnie pétrolière, père de deux filles exécutées en 1982 et en 1988, parce qu'elles faisaient partie du Parti des Mojahedin-e-khalq, opposé à la politique officielle de la République islamique. Le cahier écrit en persan, que découvre la petite-fille, raconte le calvaire d'un homme aux prises avec la férocité implacable d'un appareil répressif et les scènes de sa vie de père lancé dans la tourmente. Entamant son écriture dans la ville de Chiraz où il déménage en 1981, après la mort de sa deuxième fille, l'auteur cherche surtout à lutter contre son chagrin et contre l'oubli futur de ses petits-enfants. Aujourd'hui, Chowra Makaremi rend hommage à son grand- père en publiant la traduction de ce cahier. Ayant rejoint son père en France en 1986, elle ne retourne en Iran qu'après la mort de son grand-père. Devenue anthropologue de la migration et des zones d'attente, l'auteur adjoint à ce cahier un récit de sa propre «traversée», son aller et son retour entre Paris et Téhéran. Elle ajoute à l'ensemble un choix de lettres écrites entre 1978 et 1992, qui jalonnent, d'un autre point de vue, les étapes d'un système qui allait progressivement se refermer contre la population iranienne. La tristesse résignée du cahier du père, le ton tranquille du récit de la fille, le style intime et direct des lettres racontent, chacun à sa manière, la souffrance intérieure de gens qui entrent progressivement sous le règne d'un nouveau despotisme. La vie de chacun de ces acteurs bascule avec les arrestations de Fataneh et Fatemeh qui entraînent l'ensemble de la famille dans une succession de faits installant la peur et l'arbitraire, marquant une nouvelle ère tragique pour la société iranienne. L'essentiel du récit de Aziz relate les confrontations quotidiennes aux règlements et procédures qui coupent toute possibilité de recours contre les exécutants, gardiens, agents de la Sepah qui ont arrêté, emprisonné et exécuté ses filles. Pour un lecteur lointain et non spécialiste, ces témoignages apportent un éclairage bouleversant sur la vie des Iraniens qui ont subi l'épuration et la torture pour leurs idées, alors qu'ils étaient en droit d'accéder à une vie politique plus digne après le départ d'un dictateur. Leur écriture retenue force l'émotion et leur lecture rappelle que le poison de l'intolérance menace tout changement de régime, aussi révolutionnaire qu'il se proclame. S'ils sont pavés d'utopie exterminatrice, les chemins de sortie de la dictature peuvent dégénérer et ouvrir la voie à de nouveaux tyrans, hostiles aux droits humains et à l'exercice de la liberté. Aziz Zeraï, qui raconte comment une révolution n'a pas vraiment sauvé les Iraniens, est un des témoins stoïques des malheurs qu'elle a créés, à force de fanatisme et d'oppression. * Paris, Gallimard, Collection «Témoins», 2011, 199p.