Par Hédia BARAKET Le tollé provoqué par le glissement verbal du Premier ministre à l'encontre d'une «infime minorité» des forces de sécurité intérieure, si légitime soit-il – en ce qu'un haut responsable est tenu de se garder des dérives linguistiques au temps des dérives sécuritaires — ne doit pas pour autant cacher l'essentiel d'un discours fort symptomatique de la tourmente nationale que nous traversons. Pourquoi fallait-il attendre la veille de l'échéance électorale, une violence généralisée à toutes les régions et une « rébellion » des forces de la sécurité intérieure pour en arriver à la nécessité d'appliquer un état d'urgence que l'on s'est retenu d'appliquer par respect aux nouvelles libertés? Pourquoi le gouvernement de transition n'a-t-il pas procédé dès sa prise de pouvoir à une application des lois, au quotidien et à la base de toutes les dérives qui adviendront ? (Contre les grèves anarchiques, contre un pluralisme syndical spontané, contre les sit-in qui paralysent l'économie, contre les constructions anarchiques, les commerces parallèles, contre les pyromanes, les incendiaires de forêts et les chauffards, contre les violences tribales et les évasions carcérales…) Pourquoi l'ordre et la sécurité constituent-ils la grande faille de cette transition? Voilà les questions que se posent des Tunisiens, des parties politiques et civiles qui accueillaient avec espoir, il y a six mois, l'engagement du nouveau Premier ministre d'alors de rétablir l'autorité de l'Etat et la suprématie des lois, comme garantie essentielle de protection de la révolution? Le dernier discours du Premier ministre au peuple tunisien n'apporte pas de réponse directe à ces questions. Cependant, il pose à nouveau la difficile équation ordre / liberté que le gouvernement de transition peine à résoudre depuis le début. Retour sur un 14 janvier pour convenir que la peur systématisée induite par l'ancien régime et sur laquelle il reposait ne donnait à la Tunisie qu'un faux semblant de sécurité et de stabilité et qu'une fois ce sentiment de peur évaporé, une vraie culture de l'ordre et de la civilité devait s'y substituer. Et ce que le plus clair du pays (outre les malfaiteurs et les bandits) attendait alors d'un gouvernement de révolution ou de transition c'était essentiellement qu'il réhabilite ces notions d'ordre et de sécurité dans leur articulation toute nouvelle et longtemps rêvée de la démocratie et des libertés. Toutefois, les appareils d'exécution de l'ordre et de la sécurité étant restés dans l'opacité, le gouvernement étant lié par sa discutable légitimité, les partis politiques étant occupés dans la conquête et la séduction plus que dans la persuasion, ainsi que pour toutes les autres raisons apparentes et occultes auxquelles l'on ne cesse d'insinuer, la tâche n'était point aisée. Le gouvernement de transition dut jouer l'indulgence au risque d'être taxé de faiblesse et se garder d'exercer l'autorité pour ne pas réveiller les souvenirs dictatoriaux. Car l'amalgame s'était vite créé, de tous les côtés, entre appliquer les lois et restreindre les libertés, et respecter les droits et laisser libre cours à l'anarchie. Cependant que, sans plonger dans une révolution sous haute surveillance, notre pays méritait au moins une transition civilisée… Le débat médias publics et autonomie Même discours, autre glissement. Comme c'est le cas à chaque intervention du Premier ministre ou presque, la question des médias s'est invitée avant-hier fortuitement, pendant le petit point de presse qui a suivi son discours. Répondant à une question relative au sentiment d'insécurité et d'instabilité qui habite le milieu des affaires, M. Béji Caïd Essebsi a tenu aussi pour responsables les médias d'attiser le feu et d'entretenir ce sentiment d'insécurité. Il a alors, et ce n'est pas nouveau, désigné tout particulièrement «la presse officielle». «Cette presse que nous payons sans intervenir dans ses affaires, sachant que nous pouvons bien le faire…» La phrase du Premier ministre ne faisait certes pas le poids devant le gravissime sujet de l'heure. Mais elle ne relève pas non plus du glissement verbal habituel qui pouvait juste créer le buzz. Elle n'éveille pas une susceptibilité professionnelle malvenue en ces circonstances où le journaliste doit juste faire valoir son professionnalisme et son devoir de neutralité pour briguer son pouvoir… Mieux, la phrase du Premier ministre suscite un vrai débat, solide et sérieux, qui n'a que trop tardé à être soulevé : celui de la définition de la presse publique (et non «gouvernementale» ou «officielle»), ses relations avec les gouvernements actuel et à venir et surtout ses plages essentielles d'autonomie par rapport aux uns et aux autres, en tant que presse à mettre au service de l'intérêt public, du sacre de l'information et non des soucis du pouvoir et des gouvernements … Curieusement, huit mois après la révolution, ces notions et ces définitions demeurent tout à fait étrangères. Il est pourtant grand temps d'en parler.