Il est l'un des tout premiers convertis à l'islam. De ceux qui ont rejoint les rangs du Prophète alors que la nouvelle religion était à peine une rumeur parmi les tribus arabes de la péninsule… S'y rallier à cette époque, c'était nécessairement ne pas craindre pour sa personne. Et, de ce point de vue, Abou Dharr est l'exemple de ces jeunes âmes pour qui les déboires personnels ne comptaient pas à côté de la flamme qui brûlait en eux. Il est de ceux qui se sont épargné le moins les insultes et les coups portés au visage et sur tout le corps par les défenseurs de l'ancien culte, lorsqu'il entamera son séjour mecquois. Tous ces coups ne valaient pas ou ne couvraient pas le coup de foudre qu'il venait d'avoir pour cette religion à laquelle appelait un homme, lui-même persécuté par les siens mais dont la parole inspirée lui faisait aussi braver tous les dangers. Abou Dharr fut l'un des premiers convertis, et il fut aussi l'un des plus proches du Prophète : de ces soutiens indéfectibles qui apportent leur lot de confiance en soi et d'audace à la cause, en ces moments où le doute et le découragement guettent à tout instant. Et, jusqu'à son dernier souffle, il restera fidèle à sa première flamme : rien ne saura l'en détourner, ni la puissance, ni l'argent, ni la renommée… Toutes ces choses, qui tenteront tant de musulmans quand les vents de la «fortune» auront tourné en leur faveur, il les repoussera de devant lui comme des mets fades : nouvelles idoles ayant remplacé les anciennes ! Abou Dharr est connu de tous les croyants musulmans qui ont pris soin de se doter d'une culture et de connaissances sur la première période de l'islam. Toux ceux qui se piquent d'en savoir un bout sur le who's who du monde des sahabas, des compagnons du Prophète, ne sauraient ignorer l'existence du personnage. Mais ce qu'on sait de lui ne semble pas rendre justice à la place réelle qu'il a occupée dans la naissance ou l'essor du premier islam. Omission? Négligence? On a des raisons sérieuses d'en douter. Et ces raisons sont au nombre de deux, au moins. Première raison : Abou Dharr fut après la mort du Prophète un proche de Ali Ibn Abi Taleb, en qui il voyait les qualités du «commandeur» sachant conduire la communauté des croyants dans la fidélité à l'esprit et à l'enthousiasme de l'islam premier. Il fut aussi un contempteur des pratiques qui ont été surtout reprochées au calife Othman : pratiques liées aux récompenses pécuniaires par lesquelles il est d'usage de consolider ses alliances dans la sphère politique. A ce double titre, il figure en bonne place sur la liste restreinte des compagnons qui ont toute l'estime et la vénération des shiites, et ce, aux côtés de Miqdad Ibn al'Aswad Al-Kindi, Salmân el-Farisi et Ammar Ibn Yassir. Or être à ce point dans les bonnes grâces des shiites n'est pas un avantage dès lors que l'on se transporte dans le monde sunnite. Deuxième raison : Abou Dharr ne se contentait pas d'exprimer ses réserves ou sa désapprobation de façon discrète et timorée. A l'égard des puissants qui prenaient leurs aises avec l'idéal, sa voix se faisait assez sonore pour que la seule solution qu'on ait trouvée avec lui fût de l'exiler dans quelque village du désert. Par conséquent, nombreux sont les dirigeants en terre d'islam qui ne tenaient pas à ce que son exemple fasse école et ils n'ont sans doute pas manqué de faire passer le message à leurs théologiens attitrés. D'où un discours certes positif dans la littérature religieuse édifiante, mais un discours qui se garde de s'attarder… Quelques phrases et puis s'en vont ! Aujourd'hui, il a été plus ou moins exhumé par tout un courant islamiste contestataire et radical. Des prédicateurs modernes invoquent son exemple et les prêches enflammés qui parlent de lui se retrouvent sur Internet. Mais cette façon de le mettre en avant n'est pas sans contrepartie négative, pas sans occultation incidente et insidieuse. Plus qu'une omission, il y a un mensonge à son sujet lorsqu'on sous-entend qu'il était musulman au sens où beaucoup l'entendent aujourd'hui, c'est-à-dire qu'il était un homme de la sujétion à un livre achevé et à des rites constitués. Habité par le Message et porté par son langage, il n'y avait pas chez lui ce que d'aucuns ont appelé le fétichisme du livre et le mimétisme du rite : ce qui est précisément l'attitude que beaucoup de courants islamistes cherchent à susciter aujourd'hui chez les gens. Il y a un fossé psychologique, un abîme plutôt, entre le style religieux de Abou Dharr et cette morale de troupeau qui tend vers l'uniformisation des esprits et qui travaille à l'érosion des différences, y compris et en particulier au sein de courants qui se disent révolutionnaires. La force de l'islam premier d'Abou Dharr et de tous ceux qui, avec lui, ont prêté leur corps et leur vie pour donner un écho vivant au Message avant même qu'il n'y ait ni livre constitué ni culte établi, cette force demeure hors d'atteinte de tous ces courants plus ou moins «salafistes» qui prétendent pourtant ramener le croyant à l'exemple des premiers musulmans, mais qui demeurent prisonniers d'une logique de la reproduction et de la représentation, d'une logique de la copie et du jeu de simulacre ! D'Abou Dharr on rapporte que le Prophète disait souvent cette parole étrange : «Abou Dharr voyage seul, il mourra seul et il se lèvera seul au jour de la résurrection». C'est en tout cas en référence à cette solitude que les soufis en feront un précurseur. En dehors de son pouvoir à se passer des divertissements de ce monde et à soutenir la simplicité d'une vie quotidienne sans rumeurs ni fureurs, il a cette audace spirituelle qui rend le ciel proche et grâce à quoi le cœur peut s'écrier à chaque instant : tout est accompli ! Mais à la différence des soufis, son silence n'est pas seulement celui de la retraite : il est aussi celui du reproche. C'est un silence qui gronde, qui dit non aux cupidités, à l'injustice faite au faible, à la trahison de la vérité vivante et enthousiasmante qui a uni aux premières heures les cœurs et les hommes et, enfin, un silence qui dit non à la démission par rapport à cette tradition communautaire frémissante qui s'est construite sur ce socle de vérité-là et seulement sur ce socle… Un silence politiquement insoumis, qui ne s'accommode pas, qui ne se résigne pas et en quoi résonne aujourd'hui encore une parole où il est toujours possible de retrouver le sens pour l'homme de l'être ensemble et de l'agir ensemble dans l'exaltation de la présence de Celui par qui advient la paix dans les cœurs et dans le monde, loin des compromissions et de tous les avilissements de l'âme.