Tous les maux vécus par la Tunisie et qui ont déclenché la révolution semblent venir d'une mauvaise répartition des fruits de la croissance, d'une augmentation du chômage, des emplois précaires et de la corruption. C'est une étude de l'Institut international des études sociales (Iies) relevant de l'Organisation internationale du travail qui le confirme tout en proposant des pistes de réflexion pour trouver des solutions radicales aux problèmes posés. L'étude sur la croissance et l'équité a fait l'objet hier d'une Journée d'étude sur « le nouveau contrat social : pour une croissance juste et équitable » organisée par l'Institut national du travail et des études sociales (Intes) en collaboration avec l'association tunisienne du droit social (Atds), l'association des anciens diplômés de l'Institut national du travail et des études sociales et l'association des économistes tunisiens. Comme l'a si bien souligné M. Raymond Torres, directeur de l'Iies, qui a présenté l'étude en question, des performances économiques ont été certes réalisées sous l'ancien régime par la Tunisie qui compte une main-d'œuvre qualifiée disponible, un taux de croissance moyen de 5%, un taux de scolarisation important pour les filles et les garçons, mais les pouvoirs publics n'ont pas réussi à assurer une répartition équitable des fruits de la croissance. D'après cette étude « l'économie tunisienne a longtemps été louée pour sa forte compétitivité qui masquait en fait une croissance inéquitable laquelle a finalement conduit aux évènements du 14 janvier ». Grogne des catégories sociales à faible revenu Certes, l'analyse montre que des points positifs ont été enregistrés par notre économie au cours de la dernière période se traduisant notamment par une situation budgétaire stable dans la mesure où la dette publique a sensiblement baissé – durant la dernière décennie – pour se situer à 43% du PIB, ce qui place notre pays à la même position que la Turquie et l'Argentine. Mieux encore, la Tunisie a obtenu le meilleur classement en Afrique en ce qui concerne la compétitivité – meilleure que celle de la République tchèque et de l'Espagne – et le Doing Business a classé notre pays l'année dernière parmi les dix économies les plus améliorées en termes d'évolution de la réglementation des affaires. Pourtant la grogne des catégories sociales à faible revenu n'a pas tardé à se faire entendre, se transformant en un soulèvement populaire puis en une révolution. A l'origine, un taux de chômage élevé des jeunes, une main-mise de responsables gouvernementaux sur plusieurs postes de décision dans nombre de secteurs économiques et, enfin, une répartition de la croissance inéquitable. Autant de déséquilibres structurels profonds dont, d'une part, de sombres perspectives pour la création d'emplois et, d'autre part, une dégradation de leur qualité (précarité de l'emploi). Des chiffres significatifs pour expliquer cet état de fait : entre 2004 et 2007 où 77.000 nouveaux emplois ont été créés dont la majorité à faible qualification. Cela n'a pas permis de répondre aux besoins de la population active en augmentation de 190.000 jeunes diplômés dont nombreux accédent pour la première fois au marché du travail. On évoque aussi, contre les attentes, un taux faible de la participation des femmes par rapport à la population active qui était de seulement 24,8% en 2010. Le taux élevé des chômeurs diplômés de l'enseignement supérieur – qui est passé de 14% en 2005 à près de 22% en 2009 – est en contraste avec la diminution, au cours de la même période, du taux revenant aux personnes qui n'avaient pas fait d'études. La situation a été compliquée par l'inégalité en matière de possibilités d'investissement et la forte émigration. Seuls 3¨% des chômeurs percevaient des prestations liées au chômage en 2008, soit 13.000 personnes seulement! Promouvoir les secteurs à forte croissance Les experts recommandent dans le cadre de cette étude de créer des emplois de meilleure qualité sans négliger les droits revenant aux travailleurs, ni les avantages, la valeur des salaires et la sécurité sociale à renforcer. Il s'agit aussi de libérer le potentiel d'investissement. Pas de favoritisme politique qui influence les décisions économiques . Les investissements directs étrangers peuvent et doivent jouer un rôle plus important dans le processus du développement. Cependant, les obstacles institutionnels dans le pays d'accueil comme la corruption et « des processus bureaucratiques prohibitifs » tendent à restreindre les avantages destinés aux IDE. Le pouvoir en place ne doit pas négliger la transparence et la surveillance mais est appelé à lutter contre la corruption, à encourager la poursuite du développement des marchés financiers et à assouplir les restrictions imposées aux investisseurs. L'encouragement de la création d'emplois par des politiques nationales bien conçues constitue une autre paire de manche. Des lacunes doivent être résolues comme celle qui concerne l'absence d'une politique cohérente visant à renforcer les liens entre l'éducation, l'innovation et le développement économique. Il est nécessaire également, de promouvoir les secteurs à forte croissance tout en améliorant l'efficacité et la solvabilité de la protection sociale. Pour sa part, M. Mohamed Haddar, président de l'association des économistes tunisiens a parlé de l'emploi et de la croissance insistant sur la nécessité d'effectuer une répartition équitable des richesses produites. Il a rappelé que le nombre des chômeurs qui était de 500.000 en 2010 a été porté à 700.000 actuellement, ce qui a rendu la situation plus compliquée d'autant plus que les universités continuent à mettre sur le marché annuellement un nombre considérable de diplômés du supérieur. Nouvelle vision de l'économie et de la société Les entreprises ont réussi à créer 70.000 emplois précaires. Un défi est donc à relever au cours de la prochaine période pour absorber un tant soit peu le nombre des chômeurs. « Il n'y a pas de solution miracle pour la création d'emplois qui ne se décrète pas! » souligne l'orateur. C'est la croissance et l'investissement qui génèrent les emplois. L'accumulation des richesses à répartir de façon équitable réduit certainement la pauvreté. Pendant 23 ans, la Tunisie a payé très cher son programme d'ajustement structurel. Le coût social a été élevé. De 1987 à 1995, la manne pétrolière a permis d'améliorer les performances avec une reprise des investissements privés et une maîtrise des équilibres budgétaires. De 1996 à 2010, la notion de compétitivité a commencé à faire son apparition dans un souci d'intégrer l'économie nationale dans le système économique mondial. Même la croissance a été satisfaisante avant de dégringoler. Elle est passée de 5% au cours du XIe Plan qui tablait sur 6,1% à 3% en 2010. Les demandes additionnelles d'emploi ont atteint les 82.000 et le secteur des services particulièrement, mais aussi des industries manufacturières ont réussi à absorber une partie du taux de chômage. La croissance à faible contenu en matière d'emplois n'a pas permis d'arranger les choses. Autrement dit, la croissance ne génère pas assez d'emplois. Le tissu industriel étant composé essentiellement de petites et moyennes entreprises, l'accès aux technologies a été également faible. D'où l'option de compression des coûts pour préserver la compétitivité et cela conduit au licenciement des travailleurs, à des salaires misérables.. Pour la période à venir, l'orateur estime nécessaire de « rétablir la confiance et de redonner espoir aux jeunes ». D'où l'impératif de rompre avec l'ancien schéma de développement et d'en créer un autre, selon les dires de ce spécialiste. Il s'agit aussi d'avoir une nouvelle vision de l'économie et de la société tunisienne. La Tunisie dispose encore d'atouts – main-d'œuvre qualifiée, situation géographique appréciable – lui permettant d'améliorer ses performances économiques à long terme. Toutefois, il faut encourager l'innovation et la créativité et améliorer le taux d'encadrement dans les entreprises qui demeure encore faible. « il faut monter en gamme », propose l'orateur. L'emploi créé doit être décent et durable. Le défi consiste essentiellement à faire travailler les diplômés du supérieur en agissant au niveau du système productif, sachant que 2012 sera « « une année difficile ». Le manque de visibilité pour l'année à venir n'incite pas, en fait, les investisseurs à opter massivement pour ce site en ébullition. Le gouvernement a de grands chantiers et doit faire des choix parfois douloureux.