Par Abdellatif GHORBAL Les Tunisiens et les Tunisiennes ont vécu, en ce 23 octobre, un moment historique et inédit : celui de leurs premières élections libres, démocratiques et transparentes. Ils ont voté dans le calme, avec la fierté manifeste d'appartenir à la Tunisie post révolutionnaire. Ils n'ont vibré que pour l'événement présent, l'instant électoral, ne se préoccupant que de l'essentiel : la victoire de tout un peuple. Les manifestations de joie pour les uns, ou les craintes pour les autres, étaient mises en sourdine, donnant libre cours à l'expression d'une émotion réelle, tellement forte et communicative que les plus sensibles parmi nous en avait la gorge serrée et les larmes aux yeux. Grâce à cette mémorable journée, le niveau d'exigence démocratique est désormais haut placé, à tel point que tout ce qui serait en deçà deviendrait source de conflit et de confrontation soutenue. Tout retour en arrière, dans ce domaine, sera très difficile ou aura un coût très élevé. Ennahdha n'est pas majoritaire dans le pays Le verdict des urnes n'est pas contesté, malgré quelques irrégularités insignifiantes ici ou là. Que les élus trouvent ici toutes nos félicitations et nos vœux de réussite. Ce vote donne la première place, en voix et en sièges, au parti Ennahdha, loin devant les autres formations. Faut-il s'en inquiéter, et redouter une défaite pour la Tunisie ? Pas nécessairement, puisque le score peut être lu de deux façons : «ce parti n'a obtenu que 35 ou 40 % des voix environ, malgré l'instrumentalisation du fait religieux par ses partisans» ; ou bien «60 à 65 % des électeurs ont voté contre lui». Ce qui relativise ce succès. Cette double lecture peut se justifier eu égard à l'intensité du clivage «pour ou contre Ennahdha» qui a caractérisé la campagne électorale. Il revient maintenant aux dirigeants de ce parti de clarifier leurs réelles intentions et de rassurer le pays. Aujourd'hui, le parti Ennahdha accède au pouvoir, sans majorité absolue à l'Assemblée. Et c'est tant mieux ! Ses dirigeants auront à exercer le pouvoir, en ayant besoin d'alliés et avec l'obligation de toujours expliquer et de justifier leurs propositions ou décisions. Ils devront répondre, en toute circonstance, de leurs actes. Ce sera l'heure de vérité pour eux et pour les Tunisiens, qui connaîtront enfin leur vrai projet. Ou bien, ils seront rassurants, en confirmant par leurs attitudes et leurs actes leurs engagements de la campagne électorale, ou bien, grisés par le pouvoir, ils profiteront de leur nouvelle situation pour tenter de recycler quelques anciennes idées du MTI ou de créer les conditions d'une confiscation durable du pouvoir, risquant ainsi d'entraîner le pays vers l'inconnu, sinon vers un nouveau système dictatorial. Ennahda, le nouveau RCD, les Tunisiens n'en veulent pas. Il n'y a plus d'espace maintenant pour l'ambiguïté, toujours génératrice de suspicion et de procès d'intention. Les provocations permanentes, pénibles et fatigantes de M. Ghannouchi doivent cesser, c'est là une des exigences de l'action démocratique. Des élus inexpérimentés Pour la plupart d'entre eux, les responsables en vue d'Ennahdha viennent de prison, de l'exil, ou de l'ombre. Manquant sans doute d'expérience, Ils auront à découvrir l'envers du décor, et feront face à de nouvelles situations : le pouvoir et ses fastes, ses difficultés et le poids des responsabilités, l'argent et les tentations, le chômage et l'insécurité, l'ampleur des problèmes des gens et l'urgence des solutions à y apporter, la flatterie et l'allégeance des opportunistes, les traités internationaux et les velléités d'ingérence de puissances étrangères, etc. Ils prendront aussi conscience de la réalité de toutes les composantes de notre société. S'ils connaissent bien une partie de la société tunisienne, celle de leurs partisans et de leurs électeurs, ils n'ont pour l'instant aucun relais dans l'administration de l'Etat, et peu de partisans aussi bien au sein de l'élite du pays (qu'elle soit financière, culturelle, intellectuelle et artistique) que parmi les défavorisés des régions de l'intérieur (qui leur ont massivement préféré les candidats de H. Hamdi). Ils ne pourront pas les ignorer, ni porter atteinte à leurs intérêts sans mettre gravement en danger le pays, et sans doute plus important pour eux, leur nouveau pouvoir encore fragile. Une ligne modérée victorieuse mais fragile Venons-en aux faits. Les dirigeants actuels d'Ennahdha sont aujourd'hui victorieux. Ils ont réussi à imposer leur vision à leur base, plutôt conservatrice et tentée par la radicalité, et facilement influençable par les prêches de leurs frères-ennemis, barbus et fanatisés. Ils se sont engagés à respecter les libertés individuelles et collectives et la démocratie, y compris les contre-pouvoirs et le principe de l'alternance. Ils ne voudront pas toucher aux acquis de la société tunisienne, principalement le code du statut personnel et les droits de la femme, ainsi que le régime républicain et ses valeurs fondamentales. Ils affirment ne pas vouloir détruire notre modèle de société, ni le mode de vie de chacun d'entre nous. Ils ne militent ni pour la chariâ, ni pour le califat. Tout cela va dans le bon sens. Mais quel est leur vrai pouvoir au sein de leur mouvement ? Leur ligne ayant gagné, ils sont devenus inébranlables pour l'instant. Mais qu'en sera-t-il demain, quand, confrontés aux premières difficultés, notamment économiques, leur base ou leurs doctrinaires radicaux exigeront d'eux d'être plus énergiques, et d'arrêter les compromis ? La direction aura-t-elle toujours le dessus ? Pourra-t-elle combattre ses propres fanatiques, quand bien même le voudrait-elle ? C'est à eux de répondre, et c'est à nous de demeurer vigilants, et de ne pas cesser le combat. Etre au service des Tunisiens et rien d'autre Ce qu'il leur est demandé, c'est d'être des Tunisiens au service des Tunisiens. S'ils se réclament de l'Islam, cela doit être celui de nos ancêtres, et pas le wahabisme des émirs d'Arabie. Qu'ils ne lorgnent pas vers l'étranger, pour nous importer des modèles ou des clichés de sociétés en difficulté ou en détresse, ou simplement figées, que ce soit du côté de l'Iran ou de l'Afghanistan, du Soudan ou des pays du Golfe, ou encore de la Somalie ou plus près de nous de la Libye. Qu'ils s'inspirent réellement de l'AKP turc, dans les actes tout autant que dans les discours. Ce qui nous importe, ce sont les résultats immédiats de leur politique et ses effets ultérieurs. Ne leur demandons pas plus, c'est déjà assez. Il sera possible pour nous tous d'agir et d'interagir dans le même espace, à l'abri des menaces des despotes, et des tenants de l'extrémisme et de la terreur. Il leur revient dans l'immédiat de veiller à la protection des citoyens et des citoyennes et de leurs libertés contre les assauts hostiles et répétés de la part des extrémistes religieux, dont certains ont voté pour eux. Peut-être alors réussirions-nous ensemble, pour le bien des Tunisiens et le développement de la Tunisie. Mais rien n'est encore acquis. On en saura plus durant les prochains mois. Vigilance permanente Mais, qu'ils sachent que s'ils renient leurs engagements, pris lors de la campagne électorale, et qu'ils nous sortent un plan B qui aurait la faveur de leur base radicale ou de leurs alliés traditionnels dans le monde arabe et dans les pays anglo-saxons, alors ils trouveront en face d'eux une société tunisienne, mûre et responsable, consciente de ses intérêts et de sa force, pacifique mais déterminée, fraternelle mais combattive, et qui sera capable de rejeter ce dont elle ne veut pas. Vigilante en permanence, elle s'opposera à toute velléité de glissement vers un nouveau système totalitaire. Sans doute, le 23 octobre aura été aussi pour elle un vaccin utile, qui l'aidera à lutter contre tout danger de nouvelle dictature. La dignité retrouvée est un puissant stimulant, et la Tunisie y trouvera dorénavant le souffle et la force nécessaires pour faire échec aux usurpateurs de révolution. Dans tous les cas de figure, le combat politique continue pour toutes les forces modernistes et démocratiques, afin d'occuper le plus d'espace dans le futur champ politique, en tirant les conclusions des erreurs commises ces derniers mois. Il suivra deux axes, au sein de structures unitaires et efficaces, à réorganiser ou à créer. Le premier axe concerne la rédaction de la nouvelle Constitution, qui, bien évidemment, incombe aux membres de la nouvelle Assemblée. Mais les forces politiques, organisées dans des partis représentatifs ou appartenant à la société civile devront maintenir une présence active partout où cela est possible pour prêter main-forte aux élus de la nouvelle Assemblée, ou pour faire pression sur eux s'ils s'éloignent trop de leur mission, ou s'il s'avère qu'existe un risque d'enlisement ou une tentation de faire durer les travaux au-delà du raisonnable. Le deuxième travail commencera par le débat d'idées qui n'a pas pu avoir lieu durant ces derniers mois de campagne électorale, et portera sur l'élaboration de programmes politiques en vue des prochaines échéances électorales. L'objectif est de maintenir la mobilisation de l'ensemble des forces politiques, de se réorganiser au plus vite de façon unitaire, de demeurer vigilant pour ainsi, peut-être, éviter la défaite à notre Tunisie bien-aimée.