Par Boujemaâ Remili Je ne pousserai pas personnellement l'hypocrisie jusqu'à féliciter Ennahdha, pour une victoire dont l'ampleur est largement injustifiée, obtenue en partie par des moyens très peu orthodoxes, dont le matraquage systématique du bon peuple sur la base d'une focalisation autour du contenu ‘religieux' du vote, qui aurait un sens ‘islamique' pour leurs listes et ‘mécréant' pour les listes qui se réclament de la modernité. C'est un comportement indigne de la part de ceux qui n'ont trouvé que les démocrates pour être solidaires avec eux au moment où ils étaient les plus réprimés. Et puis, ce serait en reconnaissance de quel service pour la Nation qu'Ennahdha soit créditée de quarante pour cent des suffrages ? Si c'est parce que sa direction a poussé il y a vingt ans les militants et les adhérents de leur organisation dans une aventure qui a définitivement brisé la vie de milliers de familles et bloqué la marche du pays pendant vingt ans, c'est plutôt un vote sanction qu'elle aurait mérité Nous reconnaissons les résultats parce que nous sommes des patriotes et nous ne voulons pas de difficultés supplémentaires pour un pays suffisamment fragilisé. Mais Ennahdha n'a pas gagné à la régulière. Non pas parce qu'ils auraient faussé le vote, quoique d'innombrables cas de bureaux avec une présence ‘purement' nahdhaouie aient été relevés, mais surtout parce qu'ils ont joué, au cours de la campagne et jusqu'au jour du vote, sur la peur, en transformant une banale compétition électorale en un choix entre l'enfer et le paradis. Ainsi, tout ce beau monde qui montre patte blanche démocratique sur les plateaux de télévision ne fait dans la réalité que gérer un fonds de commerce salafiste, tout ce qu'il y a de plus primaire. De paisibles citoyens ont été systématiquement harcelés par des gens qui leur demandent de voter pour les listes de ‘Mohammed' et d'‘Allah' et surtout de faire attention aux listes des ‘kouffars' du modernisme et du progrès. En procédant de la sorte, ils ont réussi à verrouiller les esprits, devenus hermétiques à tout message de lucidité et de discernement pour un quelconque choix politique alternatif. La seule force qui a réussi à déstabiliser ce dispositif a été celle de l'argent, beaucoup ayant très vite fait leur choix entre une promesse de paradis à venir et une enveloppe bien garnie immédiate. Mais au-delà de cette appréciation à chaud, probablement en partie passionnelle, pour avoir trop subi la pression injuste et l'échec immérité, l'analyse à froid des élections permet de dégager des constats plus structurels et durables. Le premier est qu'Ennahdha est un courant politique porteur d'un projet anti-bourguibien, dans le sens antimoderniste du terme, sur la base d'un combat historique, qui remonte à très loin et pour lequel ils n'ont jamais abdiqué. La façade extérieure de ce combat est une fallacieuse prétention de défense de l'identité. La vraie raison est le refus d'un véritable projet démocratique, basé sur la liberté et la citoyenneté, dont la condition sine qua non est la nette séparation entre le champ de la foi, qui régit le rapport de l'homme à Dieu, et celui de la raison, qui régit celui des hommes entre eux et avec la nature. Pour mener ce combat, ils se sont intelligemment servis des insuffisances du projet bourguibien, avec son contenu autoritaire qui s'est transformé, avec Ben Ali, en un véritable gouffre d'échecs, de corruption et de contre-performances et qui s'est écroulé sous les coups de boutoir de la jeunesse révoltée. Ainsi, si Ennahdha gagne, ce n'est pas parce qu'elle serait porteuse d'un projet sociétal séduisant mais parce que le modèle moderniste qu'elle a toujours combattu a été trahi et travesti, au point de devenir un repoussoir pour le peuple et la jeunesse. Et, ainsi, si Ennahdha gagne, ce n'est pas par adhésion à ses thèses mais parce que son adversaire historique s'est complètement écroulé. Cela signifie que la manière la plus efficace pour faire face aux dangers de la régression antimoderniste, ce n'est pas en se couchant devant Ennahdha, comme le font aujourd'hui honteusement tous les opportunistes qui font la queue pour gagner ses faveurs, mais de remettre au goût du jour le projet moderniste, en le débarrassant de toutes les scories qui lui ont collé et qui l'ont abîmé. L'avenir de la Tunisie ne se situe pas dans le frileux repli identitaire mais dans l'ouverture sur le monde et sur les idées, avec confiance et sans complexe. Je suis personnellement chef d'entreprise et nous arrivons, avec mes collègues, à ‘battre les meilleurs' dans le cadre des appels d'offres internationaux de fournitures de services, pour ramener à la Tunisie de bons contrats d'expertise, d'ingénierie et de conseil. Notre identité de Tunisiens, d'Arabes et de Musulmans, nous la gagnons non pas sur le terrain de la peur, mais sur celui de l'esprit conquérant, du travail bien fait, de la rigueur et de l'innovation. Et c'est comme cela que nous gagnons également tous les jours la bataille de l'emploi des diplômés et c'est comme cela que nous disposons des meilleures compétences que nous mettrons à la disposition du développement de notre pays lorsque nous aurons à gérer, démocratiquement, ses affaires. Pour expliquer les résultats électoraux faibles du courant moderniste, certains sont tentés par un schéma présentant une certaine ‘évidence', qui consisterait à relever que ce courant est socialement circonscrit aux limites des Manazehs et des Manarets, alors que le ‘peuple' des quartiers pauvres et des régions intérieures ne se retrouverait que dans les thèses d'Ennahdha. Mais cela n'est qu'un schéma, relativement simpliste, bien que traduisant une certaine réalité. En plus du fait que les couches moyennes font partie du peuple, ce sont les pauvres des quartiers déshérités et des régions marginalisées qui ont le plus besoin du courant moderniste, dont les idées démocratiques et de progrès leur offriront de véritables opportunités d'épanouissement et non pas les configurations de la peur et de l'enfermement. Aux pauvres, les modernistes proposeront non pas la charité mais la combativité démocratique et de la citoyenneté pour l'emploi stable, la vie décente et la sécurité sociale, afin qu'ils obtiennent leurs droits la tête haute et non pas en tendant la main de la honte, de l'humiliation, de la dépendance et du clientélisme. Car, en matière de clientélisme, on a assisté à la conjonction de deux phénomènes au départ disjoints mais qui ont fini par dangereusement se connecter. Le premier est lié à l'addiction des pauvres aux ‘aides' de l'ex-parti unique au pouvoir ; ainsi les Tunisiens parmi les plus vulnérables ne peuvent plus qu'associer dans leur imaginaire ‘partis politiques' et ‘assistance matérielle'. Le deuxième est lié au fait que l'effondrement du RCD a créé un vide qui a été comblé par Ennahdha, se retrouvant ainsi à gérer la ‘conversion' des innombrables RCD-istes déchus en Nahdhaouis mais également à répondre à l'addiction des couches défavorisées à l'‘assistance par parti politique interposé'. Que ce dispositif ait eu un effet d'une ampleur considérable sur les élections, c'est une évidence à propos de laquelle il ne s'agirait surtout pas de se voiler la face. Les quarante pour cent d'Ennahdha sont un résultat ultra provisoire, qui ne traduit en rien la réalité politique du pays. Mais c'est un résultat électoral que nous ne contestons pas et qu'Ennahadha va utiliser pour gouverner. Elle va trouver en nous des opposants loyaux mais résolus. L'humiliation électorale que nous avons injustement subie ne nous met dans aucune disposition de ‘collaboration'. Si notre sens du national et du patriotique fera que nous mettrons l'intérêt du pays au-dessus de tout, nous resterons intransigeants sur tout le reste. Quant au courant moderniste, qui a soulevé un immense espoir parmi les femmes, les jeunes, les cadres, les intellectuels et les artistes et, géographiquement, dans le centre névralgique du pays, c'est-à-dire sa capitale Tunis, c'est lui l'avenir. Ce qui lui reste à faire, c'est de trouver la bonne voie pour conquérir le terrain naturel qui est le sien.