Par Khaled TEBOURBI On avait un lexique de la révolution. Des mots surgis «d'en bas», du fin fond des «Terroirs». Ceux d'un peuple longtemps asservi et brusquement délivré de ses chaînes. Des mots vrais, spontanés, exprimant d'un trait de parole tout ce qui avait été tu en nous, tout ce que notre histoire et notre culture avaient dû dissimuler sous le joug de la dictature. Liberté, dignité, justice, égalité, tolérance, ouverture, démocratie; sans compter ce que les intuitions et les sentiments du moment avaient pu inventer de caustique et de pittoresque: Ce «dégage!» que le monde entier nous emprunte désormais et qui fait trembler les tyrans encore en place, ce «haremna» qui en dit long et savoureusement sur les souffrances endurées et le chemin parcouru. Et puis, tous ces vocables jaillis au gré des péripéties, du bon et du moins bon qu'importe, c'étaient des vocables bien à nous : «sit'in», «infilat», «Taquassi», «Moundass», «Roumouz el fassad» et tant d'autres consignés à jamais dans nos mémoires. Ces mots, on s'est amusé à les aligner dans quelque ordre que ce soit. Miracle: ils avaient toujours un sens. Raison simple: ils racontent ce qui est, ils naissent des mêmes élans, des mêmes aspirations, ils appartiennent à la même souche : libertaire, humanitaire, égalitaire. On avait un lexique de la révolution. On ne l'a peut- être plus. Un autre pointe. Celui de la gouvernance, celui des programmes des partis promis au pouvoir et, subrepticement, celui des idéologies. Ainsi vont les révolutions. Pures et dures à la base, perméables, malléables dès qu'on leur fait entrevoir des «sommets». Un préalable dans le flou Quatre représentants des quatre partis vainqueurs aux élections de la Constituante étaient les invités de «Hannibal TV» l'autre soir. Trois d'entre eux (mais le quatrième a vite fait de se rattraper) ont mis en tête des priorités du futur gouvernement la question de l'identité arabo-musulmane. Avant les libertés individuelles et collectives, avant les problèmes du chômage et du développement régional, avant le statut de la femme, avant même les modèles de Constitution et de société. Aucune objection de principe : l'identité arabo-musulmane est une valeur constante, indépassable, de notre histoire et de notre culture. Remarque néanmoins : si elle est ainsi mise en tête des priorités c'est que ceux qui en prennent l'engagement estiment, quelque part, que cela doit servir à quelque chose. A quoi au juste et comment? Au regard du passé, on ne se souvient pas qu'être arabe et musulman ait jamais pâti d'équivoque en Tunisie. A preuve, ce vote massif, au jour du 23 octobre, pour le grand parti islamiste. Ça ne venait pas de nulle part, ça traduisait un vieil et profond ancrage, ça confirmait une continuité. Au regard de l'avenir, c'est là que résiderait le flou. Les invités de «Hannibal» ont bien souligné, certes, leur attachement à la démocratie, à l'alternance pacifique au pouvoir, aux libertés sous toutes leurs formes, à la préservation de notre mode de vie, mais ils n'ont pas dit avec exactitude ce que ce «préalable identitaire» pourrait signifier au concret. En règle générale, les idéologies ne se contentent pas d'affirmations. Pas même de figurer en haut des préambules. Elles visent presque toujours à avoir prise sur le réel. Il va falloir expliquer… rassurer. Littéral et dialectal Comme des millions de nos compatriotes, depuis le 14 janvier, on suit, nous aussi, la Télévision tunisienne. Avec assiduité et intérêt. De même qu'une certaine fierté : nos télés sont devenues libres, ouvertes à la critique et aux débats d'idées. Reste cependant la manière. Pas sûr qu'elle convienne à tout le monde. On songe à la langue fréquemment utilisée. Et plus précisément à cet arabe littéral qui émaille si souvent les infos et les propos. Que de «formules» alambiquées! Que d'expressions savantes! Que de vocabulaire précieux ! Du temps de Bourguiba et de Ben Ali, ça avait un nom : langue de bois. Mais on savait, au moins, qu'on l'obscurcissait à dessein. Ça faisait l'affaire du pouvoir et comprenne qui pourra! Là, cependant, on ne comprend plus pourquoi présentateurs, informateurs, commentateurs prennent autant de plaisir à nous compliquer la compréhension. On n'a rien, absolument rien, contre l'arabe littéral, mais ici et maintenant, en cette période précise où tout un peuple s'émancipe et tout un pays se politise, communiquer, rendre la tâche facile aux télespectateurs et aux auditeurs est plus qu'un impératif de métier, c'est un devoir citoyen. De plus, on n'a pas, tous, le même degré d'instruction et de culture. Ce qui se perçoit dans les villages reculés est autrement entendu dans les villes du littoral. Il y a une langue qui nous est commune, notre bon vieux dialectal. Le dialectal de Laroui, de préférence, si clair, si affiné, si raffiné, et qui parvenait à sa cible de quelque patelin qu'elle fût. Nombre de partis qui ont échoué à la Constituante attribuent leur échec ou à leur inexpérience ou (comble de l'indélicatesse) à «l'inculture politique des électeurs». Beaucoup plus honnête eut été de reconnaître qu'ils n'ont pas su parler le langage du peuple. S'ils avaient su le faire, s'ils avaient eu les mots qu'il faut, ils auraient, sans doute, réussi à lui transmettre les plus subtils et les plus ardus de leurs messages. Encore une fois, c'est davantage une question de manière que de contenu.