Par Sadok Belaid* Le processus de mise en vigueur de la future Constitution fait encore débat. Après les discussions au sein de la commission spécialisée et l'approbation consensuelle d'une nouvelle version de l'article (article 3) qui lui est consacré dans le projet de loi sur l'organisation provisoire des pouvoirs publics, la question est loin d'être définitivement réglée. Le cœur du problème est de savoir qui doit avoir la compétence finale pour l'approbation de la future Constitution : l'Assemblée constituante, par un vote renforcé, ou bien, le titulaire de la souveraineté, qui est le peuple, par la voie du référendum ? - Certains partis politiques ont préconisé la première solution, sans donner aucune justification de leur choix. On ne peut donc que présumer que c'est la convenance politique qui leur a dicté cette solution. Certains intellectuels ont, sans autre forme de procès, estimé qu'il serait abusif de recourir «pour un oui ou un non» au référendum, en oubliant que l'approbation de la Constitution n'est tout de même pas une mince affaire et que, si, comme on l'a dit, «Paris vaut bien une messe !», la double naissance d'une nouvelle Constitution et d'une nouvelle République est un évènement assez exceptionnel pour mériter une procédure d'adoption aussi solennelle. L'hostilité à la procédure référendaire, déjà exprimée avant les élections du 23 octobre, a resurgi avec le projet de loi sur l'organisation provisoire des pouvoirs publics, dont l'article 5 a retenu uniquement la compétence de l'Assemblée nationale constituante, avec la majorité renforcée (2/3), il est vrai. Mais devant les puissantes objections émises par la société civile, les auteurs de ce projet ont fallacieusement argué que, d'une part, par l'effet de l'élection démocratique de ses membres, l'Assemblée détient déjà le pouvoir souverain d'adoption de la Constitution, d'autre part, que la procédure référendaire devrait être évitée au motif qu'elle serait trop lourde et trop coûteuse et que, au surplus, on peut légitimement s'interroger sur la pertinence de la consultation d'une population si peu avertie de la grande complexité des questions évoquées dans la Constitution. Il est évidemment fort regrettable que les partisans de cette théorie ne se soient pas rendu compte qu'ils étaient en fait en train de scier la branche sur laquelle ils étaient assis, puisque, il y a deux mois encore, ils n'ont pas hésité à grever les finances publiques déjà exsangues, des lourdes charges exigées par l'opération électorale et qu'ils n'ont pas, alors, mis en doute la pertinence des votations populaires qu'ils n'ont pas hésité à solliciter... Quoi qu'il en soit de cet aspect de la question, il convient de faire le constat que le tollé général soulevé par ces choix si peu démocratiques, a finalement forcé les auteurs de ce projet de loi à reculer et à faire des concessions ; ces dernières ont porté sur cinq de ses vingt-quatre articles, parmi lesquels l'article 5, devenu «article 3», qui, pour la première fois, a admis l'idée de recours au référendum constituant. Il faut, cependant, faire remarquer tout de suite que ce recul a été manifestement fait à contrecœur : le référendum ne serait qu'un détestable pis-aller, puisqu'il n'interviendrait que dans le cas de l'échec répété des députés à réunir une majorité renforcée (2/3 des voix)... Si– très cyniquement – certains partis politiques - et très regrettablement — certains intellectuels ont opté pour un processus aussi peu démocratique, c'est parce que dès le départ, ils se sont laissé dominer par leur répugnance à jouer le jeu démocratique et à respecter les objectifs de la « révolution du 14 janvier ». Ils en assumeront la responsabilité plénière devant la société civile et devant l'histoire. II – Malgré cela, nous pensons qu'il est encore temps pour redresser la barre. Il nous semble, en effet, qu'il existe une meilleure approche du problème, plus constructive et plus conforme à la démocratie. - Voici nos propositions à ce sujet. En tout premier lieu, il est recommandé de retirer purement et simplement, l'actuel article 3 du projet de loi en discussion et reporter le débat sur cette matière à un moment plus propice. Il nous semble, en effet, tout à fait prématuré de poser la question de l'approbation de la future Constitution en même temps que celle de l'organisation provisoire des pouvoirs publics. S'il est vrai que cette dernière est incontestablement très urgente, la première l'est beaucoup moins, en raison du fait que l'Assemblée n'a même pas encore ouvert le débat sur le projet constitutionnel et que de ce fait, il serait plus approprié de donner le temps nécessaire pour que la maturation de la matière constitutionnelle, dans son ensemble, puisse se faire dans de meilleures conditions que les conditions actuelles. En second lieu, et au cas où il s'avèrerait réellement impérieux de mettre immédiatement en discussion cette matière en même temps que les autres dispositions de l'actuel projet de loi, il est suggéré de faire quelque chose pour nous dégager de cette ornière «compétence exclusive de l'Assemblée» ou «recours au référendum», en envisageant le processus suivant, qui nous semble plus conforme à la démocratie et peut permettre à l'Assemblée constituante d'éviter les inconvénients de l'auto-enfermement sur elle-même. La première étape du processus proposé consistera, en principe, à faire adopter chacun des articles de la future Constitution par chacune des commissions spécialisées, à la majorité de ses membres. Si une divergence importante sur le contenu d'un ou de plusieurs article(s) se manifeste, il sera demandé au groupe minoritaire (10 membres, par exemple) de proposer une rédaction alternative pour la disposition litigieuse. Dans son rapport final à l'Assemblée plénière, la commission fera état de la présence de deux propositions classées «A» et «B» pour les articles ainsi étudiés. A la fin des débats au sein des différentes commissions, l'Assemblée nationale constituante se trouvera saisie d'une première série de projets d'articles «A» et d'une deuxième série de projets d'articles «B» de la future Constitution. En clair, elle sera saisie de deux avant-projets de Constitution. Dans un deuxième temps, l'Assemblée nationale constituante aura pour tâche de réduire les divergences entre les deux projets «A» et «B». Elle le fera sur la base d'une majorité renforcée (deux tiers de ses membres). Et de cette manière, elle pourra réduire notablement la liste des divergences. Devant cette nouvelle situation, deux hypothèses pourront se présenter : a) ou bien, les deux projets de textes auront été expurgés de toutes les divergences réellement épineuses – les «key issues» - et de ce fait, il n'y aura plus aucun risque sérieux à la présentation d'un projet final à la consultation populaire, le procédé le plus démocratique d'adoption des projets de Constitution ; b) ou bien, l'Assemblée fera le double constat que des divergences sérieuses persistent et qu'elle n'a pas été capable de les résoudre par ses propres débats. Dans ce cas, l'Assemblée se trouvera contrainte à porter, par un vote à la majorité absolue, la question devant le peuple en vue de l'inviter à choisir, par son vote, l'une des deux versions « A » ou « B ». La démocratie y gagnera incontestablement et en même temps, les députés, qui ne sont que les mandataires de ce peuple, seront déchargés de toute responsabilité vis-à-vis de ce dernier. «Last but not the least», le choix entre seulement deux versions «A » et «B» évitera au peuple les affres des hésitations et de la perplexité que certaines bonnes âmes veulent lui éviter à tout prix !... De notre point de vue, c'est par la mise en œuvre d'une solution de conciliation comme celle que nous venons de présenter, que la démocratie pourra démarrer et fonctionner dans de bonnes conditions, dans notre pays : en tout cas, dans de meilleures conditions que le processus opposé dont nous avons parlé au début de cet article...