Par Ali El Hili * Depuis plus de trois semaines, l'outarde houbara est à l'honneur dans les médias et sur les réseaux sociaux. Les langues et les plumes, muettes pendant 23 ans, se sont subitement déliées, révolution oblige ! Personnellement, ayant été en charge du dossier outarde houbara depuis 1975 aussi bien sur le plan national que sur le plan international, j'ai eu l'occasion de raconter par le menu l'odyssée de notre faune sauvage saharienne sous les régimes de Bourguiba et de Ben Ali dans un article publié par le quotidien Le Temps en date du 10 avril 2011 et qui a figuré sur le site Leaders. Aujourd'hui, le citoyen tunisien est en droit de s'interroger où étaient sous Ben Ali tous ceux qui se sont transformés du jour au lendemain en défenseurs de l'outarde houbara? Je me dois de préciser, en toute modestie, d'avoir été un des rares Tunisiens — pour ne pas dire le seul — à interpeller régulièrement le président déchu de février 1988 à avril 2007, date de mon éviction de l'Association les amis des oiseaux (AAO), au sujet du braconnage officiel de l'outarde houbara et des gazelles dorcas et rim dans le sud tunisien par les émirs des pays du Golfe, ce qui m'a valu d'être mis à l'index et d'être notamment interdit de direct à la télévision et à la radio. J'ai encore le souvenir de ce studio d'une émission radio en direct où l'animatrice, aprés avoir fait signe au technicien de couper (et de mettre de la musique) a éclaté en sanglots me déclarant «machi tdhayali kobzet sghari» : (vous allez me faire perdre le pain de mes enfants). D'ailleurs, alors que les émirs campaient encore dans le sud tunisien jusqu'à décembre 2010, l'AAO est restée muette de 2007 à janvier 2011, la voix ne lui est revenue que ces dernières semaines! S'agissant de la presse écrite sous le règne du président déchu, ce fut le silence total à deux exeptions près : dans son numéro du 15 décembre 1989, l'hebdomadaire Le Maghreb a osé publier, sous la plume de Chérif Zaouche, un article intitulé «Des princes du Golfe ratissent le Sahara tunisien» ; tandis que Taoufik Ben Brik a publié un article à l'étranger à ce sujet. Ces deux jounalistes ayant largement puisé leurs informations dans mes lettres au président de la République. Cependant, il y a beaucoup à dire au sujet du remue-ménage des dernières semaines dans les médias : réseaux sociaux, presse écrite, plateaux de télévision. Beaucoup de données incomplètes, voire inexactes, tout simplement parce que les auteurs n'ont pas pris la peine de s'adresser aux bonnes sources (Ahlou dhikr). La chaîne Nessma, par exemple, a organisé le 18 novembre 2011, un débat qui, d'après l'annonce, devait être consacré à l'outarde houbara. Ce débat a très vite tourné court car deux invités ignoraient tout de l'outarde houbara, et ont monopolisé la parole parlant des préoccupations de leurs ONG, tandis que le président actuel de l'Association les amis des oiseaux(AAO), mal à l'aise sur le plateau parce que n'ayant jamais eu à gérer ce dossier, a été incapable de ramener le débat au sujet annocé. De même le quotidien La Presse du 21.11.2011 a publié un long article avec des données très incomplètes (pas un mot de la protection de l'espèce sous le régime Bourguiba), données sûrement puisées dans les réseaux sociaux, tandis que le journal Le Quotidien du 1er décembre 2011 aborde la question de la reproduction en captivité de l'outarde houbara que les émirs qataris devraient financer. A propos de la reproduction en captivité de l'outarde houbara en Tunisie, je me permets de livrer ici une information très importante : à la fin des années 90, le ministre saoudien de l'Interieur, qui a massacré seul ou en compagnie de certains de ses frères des centaines d'outardes houbaras et de gazelles, s'étant rendu compte qu'il n'y avait plus grand-chose à chasser dans le mouchoir de poche que constitue le sud tunisien, a proposé aux autorités tunisiennes deux opérations : la première consistait à lâcher en Tunisie des outardes houbaras de souches algériennes élevées en captivité au centre de reproduction de Taïef en Arabie Saoudite ; tandis que la seconde était la mise en place en Tunisie d'un centre de reproduction d'outardes houbaras à l'image de celui que son frère, ministre de la Défense, a créé au Maroc, dans la banlieue d'Agadir. Le ministre saoudien de l'Interieur avait, à lépoque, chargé du dossier Abdelaziz Abou Zanada, président de la Commission nationale pour la protection et le développement de la faune sauvage. Ce dernier, professeur à l'université de Ryadh, collègue et ami de longue date, connaissait depuis longtemps l'interêt que je porte à l'outarde houbara. Il m'a tenu informé des deux propositions ci-dessus en m'adressant notamment des copies des correspondances qu'il a adressées aux ministres concernés (Agriculture et Environnement). Sachant que la question de l'outarde houbara est verouillée par le président déchu et qu'aucun ministre n'aura le courage d'aborder le problème avec lui, j'ai pris l'initiative de lui envoyer trois notes successives datées du 22 février 1999 (5 pages), 26 avril 2000 (2 pages) et 30 novembre 2000 (2 pages) dont des copies ont été transmises aux ministres de l'Agriculture et de l'Environnement. Dans ces notes, trés détaillées, il était proposé que le lâcher soit fait dans une immense zone (plus de 200.000 ha) où les Saoudiens se seraient engagés à ne plus chasser, qu'à l'avenir ils n'utiliseraient plus d'armes à feu et que le centre de reproduction soit tuniso-saoudien, contraiement au centre d'Agadir dont les scientifiques marocains étaient exclus. Malheureusement, Ben Ali a préféré faire la sourde oreille et les crédits qui auraient pu régénérer la faune sauvage saharienne ont sans doute alimenté un de ses comptes à l'étranger. Aux dernières nouvelles, des prospecteurs qataris sont en train d'arpenter le sud tunisien, de Hazoua (gouvernorat de Tozeur) à Oum Echiah (gouvernorat de Gabès) en vue de repèrer au G.P.S. les positions où ils observent une outarde houbara ou une gazelle, comme si le président déchu était encore là et que rien ne s'est passé en Tunisie depuis le 14 janvier 2011! Ainsi, nonobstant la révolution, des étrangers armés sont en train de fouler notre territoire — et notre dignité — afin que leur émir vienne se défouler chez nous en massacrant nos dernières outardes et nos dernières gazelles comme au temps de Ben Ali. Rappelons que celui-ci s'est empressé, dès janvier 1988, d'autoriser les émirs saoudiens à venir massacrer les outardes houbaras et les gazelles alors que cette autorisation leur avait été systématiquement refusée sous le régime Bourguiba, malgré toutes les tentatives de corruption subies notamment par l'auteur de ces lignes. L'autorisation accordée par Ben Ali ne fut pas gratuite, elle a sûrement été l'occasion de l'ouverture de son premier compte en devises à l'étranger. Aujoud'hui, devant cette violation flagrante de notre territoire par des étrangers, le citoyen tunisien est en droit de se demander où sont les autorités : où est le président de République? où est le Premier ministre? où est le ministre de l'Agriculture et de l'Environnement? où est le ministre de l'Intérieur? où est le ministre de la Défense nationale? En effet, le gouvernement démissionnaire est toujours légalement en place et il est de son devoir d'appliquer la législation tunisienne en matière de protection de ce qui reste de notre faune sauvage saharienne, même si Ben Ali avait vendu cette dernière aux émirs des pays du Golfe pendant 23 ans. Le gouvernement actuel, même provisoire et démissionnaire se doit de prendre ses responsabilités et de renvoyer ces messieurs chasser ailleurs comme cela s'est produit plusieurs fois sous le régime Bourguiba. Soulignons que les émirs des pays du Golfe disposent en Tunisie de dépôts permanents contenant des centaines de véhicules tout-terrain et de matériels de camping à Gabès, à Tataouine et à Tozeur. Tous ces matériels ont été introduits illégalement en Tunisie; les services de douane devraient ouvrir ce dossier et se saisir de ces matériels pour les mettre à la dispostion des domaines de l'Etat. La Tunisie est, depuis 1987, orpheline de son environnement, car le ministère de l'Environnement créé en 1990 par le régime déchu a été essentiellement un ministère de l'assainissement et de la gestion des déchets urbains, la conservation des ressources naturelles non renouvelables étant marginalisée. Il est donc impératif que la prochaine Constitution garantisse aux générations futures la protection de leur environnement, un environnement non pas réduit aux problèmes urbains mais perçu dans sa globalité, c'est-à-dire incluant l'air, le sol, l'eau, la faune, la flore, l'homme exploitant les ressources naturelles de façon rationnelle et durable. De même, le prochain gouvernement devrait comprendre un véritable ministère de l'Environnement après un arbitrage entre les départements de l'agriculture et de l'environnement afin de définir qui fait quoi en matière de conservation des ressources naturelles.