Ce papier est inspiré par l'écoute d'une conférence prononcée le samedi 28 janvier 2012 par le professeur Bruno Delmas à la Faculté des sciences humaines et sociales de Tunis et intitulée «Archives, mémoire et société». Cette intervention, destinée à des archivistes et des historiens, est un exposé historique sur les archives, du point de vue des supports et des usages, en rapport avec le contexte social environnant. Elle m'a intéressée pour son contenu pédagogique général, mais aussi parce qu'elle suggère de lire notre environnement politique et social immédiat à travers sa relation avec la mémoire et le futur. C'est une banalité de dire que le présent d'une société reflète à la fois sa conception du passé et sa projection dans l'avenir, mais la situation actuelle nous donne l'occasion de donner chair à cette affirmation. L'information est la pierre de touche de notre vie et une ressource fondamentale de la société contemporaine car l'ensemble du fonctionnement social s'appuie sur une production de données qui innerve les moindres replis de l'existence de chaque individu. La vie privée, l'administration, le commerce, le savoir sont des générateurs de plus en plus puissants et voraces d'une documentation multiforme, incarnée dans des supports qui se diversifient de jour en jour. Les dernières révolutions technologiques ont bouleversé les codes de production, les formes de circulation et les usages des archives tout en augmentant la masse produite dans l'écrit, l'audiovisuel et le numérique. Les consommateurs et usagers que nous sommes pouvons nous considérer comme submergés par l'explosion des moyens de communication. En tant que citoyens cependant, nous devons rester attentifs aux questions de production, de conservation et d'exploitation qui se posent, en premier lieu, aux gestionnaires immédiats de cette masse documentaire en constante évolution. La chaîne circulaire liant la production des archives, le traitement de l'information avec son exploitation pratique puis scientifique permettent de comprendre que le travail des archivistes et des historiens est étroitement lié au présent de la gestion de l'information contemporaine. Dans le régime politique de transition qui caractérise aujourd'hui la Tunisie, nous abordons une période hautement significative dans le traitement de notre présent et de notre passé. Les questions d'archives sont techniques, mais elles ont aussi une forte charge idéologique. Leur portée civique englobe le besoin de mieux connaître l'histoire du pays, de s'intéresser à des problématiques négligées et d'étudier les périodes oubliées. Elle dépasse le débat sur la nature de l'identité tunisienne qui anime l'opinion et divise les différents partis ou factions politiques. Au-delà de la nécessité de répondre à cette quête d'information immédiate, le sujet des archives est sensible car il traduit, entre autres, la relation d'une société avec son passé et la profondeur de son désir de le connaître. Il symbolise le rapport qu'une société entretient avec le secret, avec le besoin de vérité qui l'anime et avec la nécessité de protéger la pluralité et l'équilibre du corps social. L'esprit qui gère le fonctionnement de l'administration et de l'Etat n'étant jamais neutre, la question des archives est une préoccupation de base dans la phase actuelle qui devrait, à terme, accoucher d'une nouvelle relation des citoyens à leur représentation politique. En fin connaisseur de plusieurs systèmes et politiques d'archivage, Bruno Delmas a rappelé, au cours de cette conférence, deux idées de bon sens : le pouvoir n'est pas cantonné à l'administration étatique, il est dans les familles, dans les entreprises ; et la vie privée ne concerne pas uniquement les individus, elle touche aussi les familles, les entreprises, les partis, les institutions de l'Etat. Si la conservation des archives et leur traitement sont des questions délicates à traiter, ce n'est pas seulement pour des raisons matérielles ou techniques. Leur importance reste primordiale comme choix politique. En effet, la définition scientifique et légale des archives inclut de prendre en considération la part de vérité potentielle que recèle tout dossier, toute affaire, toute donnée, quelle qu'en soit la violence, afin de reconnaître ce qui ressort du domaine privé et de la sphère publique. Afin de traiter les archives comme une ressource utile et nécessaire pour connaître notre passé, tout en programmant notre avenir, il importe que le présent de la «transition politique tunisienne» donne sa place à une réflexion approfondie sur les besoins et les priorités de la société actuelle face à l'information déjà produite, celle en cours de production et celle que nous devons envisager à l'avenir. Cette réflexion, bien sûr, revient en premier lieu, aux historiens et aux archivistes, mais le débat dépasse les seules compétences professionnelles. Les archives financières, judiciaires, médicales, policières, syndicales, diplomatiques sont autant de domaines d'expertise annexes qui peuvent enrichir les réflexions et les actions citoyennes. Au-delà, et dans une perspective d'ouverture, la question des archives concerne le devenir général de la transition politique en cours afin qu'elle ne s'enlise pas dans la gestion immédiate, les solutions d'urgence, les querelles d'opinion et les revendications identitaires. Quoiqu'apparemment tournées vers le passé, les archives sont un terrain d'action au présent, et un mouvement apte à donner une inflexion significative au futur. Depuis la réflexion sur les moyens d'écrire l'histoire de la Révolution tunisienne dans ses causes lointaines et proches jusqu'à la nécessité de donner aux citoyens l'espoir de faire reculer les murs du silence, du dédain et de l'ignorance, le traitement des archives représente une prise en charge des idéaux de dignité, de liberté et de démocratie qui forment l'horizon d'attente des Tunisiens. En forgeant des réponses concrètes, les responsables de la transition peuvent émettre des signaux clairs en direction de ces attentes citoyennes, ce qui contribuerait à apaiser les blessures du passé et à garantir le passage à une vie sociale plus sereine.