Par Kamel Laroussi * L'«irruption» de la démocratie en Tunisie suite à la révolution du 14 janvier 2011, suivie d'une cascade de révolutions des peuples arabes dans ce qu'il est désormais convenu d'appeler le «printemps arabe», est en soi un fait historique majeur dans l'histoire de la Méditerranée et du monde en ce début de XXIe siècle. Pour la première fois de son histoire contemporaine, la société tunisienne entre dans la modernité non seulement en tant qu'acteur mais aussi en tant que fournisseur de nouvelles normes et avancées démocratiques aux affiliations doctrinaires post-modernes. Certes, la naissance de la nouvelle société politique libre et démocratique en Tunisie, après plus d'un demi-siècle de dictature, ne se passera pas sans difficultés tant elle s'est longtemps accoutumée à vivre en clandestinité sous un régime despotique et mafieux. À mon avis, elle contribuera avec ses consœurs arabes à revitaliser et à enrichir la sphère conceptuelle et doctrinaire d'une démocratie occidentale qui s'épuise. Cette démocratie connaît actuellement une phase critique, ses ressources fondatrices se trouvent dans l'incapacité de répondre à l'émiettement des sociétés traversées par une transnationalisation de nature à la fois technologique (communication, numérique, génétique), financière, économique, éthique et esthétique. Une situation qui déborde sur les structures de reproduction sociales et économiques traditionnelles et se manifeste par un bouleversement qui transcende la matrice sociétale à différentes échelles. Certaines études récentes notent la recrudescence de la désaffection du politique par des pans entiers de la société civile dans les Etats à démocratie libérale, tout en renvoyant sa cause à l'incapacité des démocraties classiques à produire les normes qui assurent la consolidation et le renouvellement du «contrat social». Tout en courant le risque d'une anomie aggravée par une réorganisation réticulaire de l'espace fonctionnel, et c'est tout le mode de gouvernance qui est mis en question dans la mesure où l'Etat n'arrive plus à exercer sa souveraineté sur un espace fonctionnel qui déborde sur son espace institutionnel dans le contexte de la mondialisation. De ce point de vue, l'avènement de la révolution tunisienne est un événement salvateur pour le renouvellement des vieilles démocraties occidentales. Mais en quoi cette démocratie naissante peut-elle être innovatrice et avant-gardiste dans le monde de la postmodernité du XXIe siècle ? Ce n'est qu'avec le recul nécessaire que l'histoire jugera la pertinence de ses avancées. Tout en constituant, d'ores et déjà, un tournant dans les modèles des révolutions populaires qui utilisent des moyens pacifiques, la révolution tunisienne a su utiliser les réseaux sociaux pour mener le combat médiatique qui a réussi à vaincre l'appareil de propagande du régime de Ben Ali et l'organisation de manifestations qui l'ont contraint à la fuite le 14 janvier 2011. C'est une révolution qui se distingue par son organisation autour du réseau au lieu du parti politique ou du leader, écartant les idéologies au profit du retour aux valeurs universelles primaires que prône le monde moderne telles que la dignité humaine, la liberté et la démocratie sur fond de revendications sociales... Tout au long de l'année 2011, la mobilisation populaire n'a pas désempli (sit-in : Kasbah 1 puis Kasbah 2), jusqu'au jour de la première élection libre organisée le 23 octobre 2011 et l'installation d'une «Assemblé nationale constituante» au Palais du Bardo en date du 22 novembre 2011. Le parcours de cette révolution se distingue dans le fond et la forme des anciennes révolutions de l'ère moderne, en ce sens que la société civile a su gérer toutes ses étapes, mettant à profit les avancées technologiques en matière de télécommunications numériques et le réseau social, pour mobiliser les Tunisiens et créer un mouvement d'opinion interne et externe —sans précédent— qui finira par acculer le régime en place à la défaite, et ceci sans recourir à une idéologie particulière, parti ou leader politique. Elle se distingue aussi par son caractère pacifique et le non recours à la violence, à l'opposé des autres révolutions qui —depuis la Révolution française (1789) en passant par la Révolution bolchévique (1917)— ont finit dans un bain de sang et le règne des militaires. Après sa victoire, elle a au contraire préféré la justice à la vindicte populaire, optant plutôt pour l'organisation d'élections libres que pour l'arbitraire ou les diktats de quelques-uns ; c'est donc une révolution qui prend la revanche de l'Etat sur toutes les formes d'usurpation des pouvoirs publics. Par ce fait, la révolution d'«El Karama» («la dignité», comme se plaisent de l'appeler les Tunisiens) s'inscrit dans le fond, la forme et la démarche, dans l'ère postmoderne. Les premières gestations de cette naissance se manifestent tout aussi bien à l'intérieur de l'«Assemblée nationale constituante» qu'au sein de la société civile tunisienne. Ce qui nous interpelle dans les tiraillements politiques entre les différents partis de la Constituante tunisienne, c'est qu'ils sont plutôt révélateurs de conflits sous-jacents en rapport avec le choix du modèle démocratique à adopter qu'aux propres postures idéologiques des uns et des autres. Pour le moment, la démocratie tunisienne naissante oscille entre le modèle anglo-saxon et le modèle français. D'un point de vue analytique, il est évident que les soubassements fondamentaux des deux projets —en concurrence— de démocratie tunisienne post-révolutionnaire à instaurer puisent leurs référents philosophico-politiques l'un dans l'école anglo-saxonne (pour Ennahdha et ses alliés dans le gouvernement) et l'autre dans l'école française (pour le conglomérat des petits partis laïques) au sein et en dehors de la Constituante. En résumé, derrière cette différence de référents et de postures en matière de philosophie politique se trament deux projets de société démocratique différents où la question du «religieux» se trouve au cœur de ce débat. Alors que les partis de la Troïka au pouvoir paraissent —implicitement— favorables au modèle de démocratie anglo-saxonne, puisqu'il garantit la pérennité de la centralité sociale de la religion même si elle est écartée de la gestion des affaires de la cité, leurs opposants laïques sont pour le bannissement de la religion de toute forme d'existence sociopolitique publique. Mis à part l'intérêt personnel que porte les leaders du parti islamiste Ennahdha au modèle démocratique anglais —vu qu'ils ont passé deux décennies de leur exil à Londres—, ce modèle offre un espace de liberté plus important à la religion, ce qui permet son interaction avec la matrice référentielle en matière d'éthique et de politique, à l'opposé de l'esprit fondateur de la démocratie française qui est beaucoup plus rigide sur cette question. Cette dernière éradique le religieux du domaine de l'espace public et le confine dans un domaine strictement privé, suivant à la lettre les préceptes philosophiques de la souveraineté populaire et de la démocratie directe telle que développée dans le «contrat social» de J.-J. Rousseau (1762). Sous la cinquième République (1958), la démocratie française finira par adopter le modèle anglais tant critiqué par Rousseau qui, à son époque, voyait en ce dernier une forme d'abdication de la souveraineté populaire et la renonciation à la liberté d'un peuple au profit d'un représentant. Elle finira par être clairement formulée dans la Constitution de la France du 4 octobre 1958 (article 3): «La souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants ou par la voie du référendum.» Désormais, la notion de démocratie représentative est fondamentalement articulée à la notion de souveraineté nationale, même si pour le cas de la France, elle sera toujours couplée par la notion de souveraineté populaire qui s'exerce par le pouvoir du référendum. Depuis quelques décennies, les débats de la philosophie politique s'animent, de nouveau, autour de la nouvelle conception de démocratie dite participative et où la société civile avec ses différentes expressions (constitution d'un mouvement d'opinion publique, la communication sociale, les médias, etc.) et ses différentes formes d'organisations par le bas («forums civiques locaux», « réseaux sociaux », associations et instances de contrôle et de suivi, etc.) s'adjoignent aux anciennes formes de souveraineté (directe ou semi-directe) pour former la nouvelle souveraineté participative. Dans ce cas le rôle de l'«individu participatif» (qui se substitue aux anciennes notions de nation et de peuple comme corps constitués) sera au cœur de cette nouvelle démocratie et posera en même temps les nouveaux défis pour la notion de légitimité. En Tunisie, les débats qui marquent la scène institutionnelle et politico-médiatique, tournent autour de l'indépendance des médias, la place de la religion islamique dans la définition de l'identité de la Tunisie dans la Constitution tunisienne (article 1) et l'avenir du Code du statut personnel (promulgué le 13 août 1956) et qui est considéré comme un des grands acquis de la femme tunisienne. La place de l'Islam fait l'objet d'un débat de société très profond entre les différentes sensibilités idéologiques et politiques, tout comme le débat sur l'inscription des médias dans la nouvelle Constitution comme quatrième pouvoir indépendant. L'exigence de la parité homme/femme parmi les candidats formant les listes électorales notifiée par un décret-loi pour l'organisation des élections des membres de la Constituante tunisienne, peut être considérée, d'ores et déjà, comme une avancée, comparée aux pratiques et processus démocratiques contemporains. Le projet de la démocratie tunisienne naissante s'inscrit, forcement, dans ce débat avec une discussion partisane, dans l'hémicycle et dans la société civile, qui s'anime autour des référents légitimistes axés sur le degré d'imbrication de l'éthique islamique dans l'écriture de la nouvelle Constitution mais surtout dans la formation d'une démocratie post-moderne «à la tunisienne».