Par Soufiane BEN FARHAT Le malheur est comme le hasard, qui ne favorise que les esprits préparés. Peter Hallward, du Guardian, souligne la responsabilité du monde dans le drame de Haïti, frappé par un séisme dévastateur : "On a coutume de présenter Haïti comme “le pays le plus pauvre de l'hémisphère occidental”. Cette pauvreté est l'héritage direct de ce qui a peut-être été le système d'exploitation coloniale le plus impitoyable de l'histoire du monde, aggravé par des décennies d'oppression postcoloniale systématique. Cette noble ‘‘communauté internationale'' que l'on voit aujourd'hui se bousculer pour apporter son “aide humanitaire” à Haïti est en grande partie responsable des maux terribles qu'elle s'efforce aujourd'hui d'atténuer. Depuis le jour où, en 1915, les Etats-Unis ont envahi et occupé le pays, tous les efforts entrepris pour permettre au peuple haïtien de passer (pour reprendre les propos de l'ancien président Jean-Bertrand Aristide) “de la misère absolue à une pauvreté digne” ont été violemment et délibérément sabotés par le gouvernement américain et ses alliés... C'est ce dénuement et cette faiblesse qui expliquent l'étendue de l'horreur qui s'est abattue sur Port-au-Prince. Depuis la fin des années 70, l'agriculture haïtienne a été l'objet des assauts du néolibéralisme, qui a chassé des milliers de petits exploitants vers les bidonvilles surpeuplés… Des centaines de milliers d'habitants de Port-au-Prince vivent aujourd'hui dans des logements de fortune, souvent accrochés au flanc de ravines pelées par la déforestation". Tous les ingrédients de l'intensification vertigineuse du drame étaient là. En sommeil, plantés dans la laideur d'un décor sinistre et peu amène. Le malheur n'arrive jamais seul, certes. Ses préalables cruels s'avèrent davantage pernicieux que ses effets immédiats. Inutile de souligner que la latence de la tragédie haïtienne procède de l'équilibre catastrophique de la donne mondiale. C'est-à-dire du déséquilibre international érigé en système. Développement inégal, commerce non équitable, pillages, interférences dans les affaires intérieures des pays pour des motifs le plus souvent liés à des intérêts sordides, permanence des rapports de sujétion entre le centre et les périphéries, le Nord et le Sud… Fait révélateur, il y a deux jours, un bateau de croisière de luxe s'est amarré à un peu moins de 60 kilomètres de la zone dévastée par le tremblement de terre à Haïti. Avec cocktails et jet-ski en prime. On a beau essayer alors de trouver un sens honorable au concept de "communauté internationale", rien n'y fait. Il s'agit bien d'un concept en fait. Qui plus est aérien, nuageux, immatériel mais tenace, à l'instar de toutes les chimères. Ici comme ailleurs, la stratification est de mise. Les privilèges et les privilégiés d'un côté, les exclus et laissés-pour-compte de l'autre. Dans un monde où l'intérêt, l'unique intérêt, tient lieu d'alpha et d'oméga, parler de "communauté" est on ne peut plus impropre. Parce que, de prime abord et en dernière instance, les dés sont pipés. Les nantis en ont pour leur nantissement, les marginaux pour leur marginalisation. La vétusté voire l'inexistence de l'infrastructure sociale d'accompagnement en Haïti a aggravé la catastrophe. La quasi-absence d'hôpitaux et de centres de soins en rajoute à la débâcle du corps médical. Déjà de mise depuis des décennies, l'extrême précarité de la population est décuplée face au désastre. Et les rapaces et autres oiseaux de proie sont toujours à l'affût. Pas plus tard qu'avant-hier, le Comité des droits de l'enfant des Nations unies a tiré la sonnette d'alarme. Haut et fort. Il a mis en garde contre les enlèvements d'enfants sous couvert d'adoption en Haïti. Dans un communiqué, il exige "des mesures efficaces pour protéger les enfants contre toutes les formes de violence et d'exploitation, y compris la violence sexuelle et les enlèvements sous couvert d'adoption". Et les Haïtiens ne semblent guère au bout de leurs peines. Comme si des dizaines de milliers de morts et disparus et des millions de sinistrés ne suffisaient pas. Avant-hier, toujours, le Comité international de la Croix-Rouge (Cicr) a stigmatisé les violences et pillages en hausse en Haïti. Parallèlement, la faim et la soif n'en finissent pas d'outrager les survivants du séisme. C'est-à-dire des millions de personnes. Le séisme n'a rien à voir avec la responsabilité des hommes, certes. Mais certains de ses effets collatéraux s'inscrivent en plein registre des incuries des hommes. De tous les hommes. Ceux qui, en temps ordinaire, tiennent le haut du pavé de ladite "communauté internationale" en prime.