Par Foued ALLANI Le groupe dominant au pouvoir depuis l'indépendance politique du pays en 1956 et celui qui lui a succédé en 1987 et jusqu'à 2010 ont non seulement échoué à résorber les multitudes inégalités qui rongeaient la société mais ils les ont hélas accentuées et créé en plus d'autres formes de ces injustices (voir : Double fracture socioéconomique. La Presse - Supp Eco - 29 février 2012). Pire, tous les transferts sociaux ont profité plus et mieux aux ménages les moins démunis. Idem pour la couverture sociale. Une situation qui s'est sérieusement aggravée avec l'ampleur de l'exode rural ayant eu pour, entre autres conséquences, la dépopulation de larges régions du pays et la création de ceintures de pauvreté autour des grandes villes avec une horreur «rurbaine» appelée Grand-Tunis. Agglomération très mal aménagée, où la qualité de la vie est allée, en se dégradant, crescendo et où le coût de la vie est devenu insupportable pour la majorité de ceux qui y résident. Dès sa conception, le Tunisien se retrouve soit favorisé, soit, et c'est le plus fréquent, défavorisé par le système injuste des inégalités. Aussi bien sur le plan de la santé (alimentation, hygiène et soins) que sur celui de l'éducation (intellectuelle, sociale et physique) puis, plus tard, sur celui de l'emploi, le Tunisien se verra offrir des services publics de qualités différentes allant, selon son cas, du médiocre vers l'acceptable et parfois même et paradoxalement vers l'excellent (l'exemple du nanti qui bénéficie d'un traitement VIP dans l'hôpital universitaire grâce aux interventions d'influents). Ainsi l'enfant moins nanti aura une alimentation de moindre qualité, un éveil intellectuel très faible et une éducation sociale basée sur la violence et sur l'influence néfaste des modèles adultes de son milieu. Cela à l'inverse de ses concitoyens mieux nantis. Déjà, au niveau du primaire, il sera victime d'une école à deux vitesses, où c'est la moins rapide qui lui sera destinée, car c'est aux écoles des quartiers relativement aisés que l'on affecte les meilleurs enseignants, réservant aux quartiers pauvres ceux qui ont des problèmes liés à leur manque de compétence et/ou de disponibilité. Cette école, déjà à deux vitesses, a hélas la triste réputation d'engendrer des dépenses en cours supplémentaires que seuls les plus nantis peuvent supporter. Imaginons la suite... et les résultats. L'école dite républicaine, qui avait permis, au début, la formation de nombreux cerveaux parfois de notoriété internationale venant du fin fond de la campagne, s'est rapidement transformée en une institution qui ne favorise que ceux qui peuvent casquer. Très sélective, très coûteuse, et pratiquant à large échelle la discrimination, l'école, devenue de base début 1990, s'est tansformée en une institution reproduisant la violence sociale de plus en plus intense et de plus en plus étendue. Son corollaire, l'échec et l'abandon scolaires et pour ceux qui résistent à son système, le chemin du chômage le plus difficile à supporter, celui des diplômés du supérieur. Véritables cobayes, les élèves tunisiens ont depuis l'Indépendance été victimes d'une pseudo-politique éducationnelle. Réformes après réformes (il fallait dire plutôt pseudo-réformes), le système scolaire est devenu non seulement inefficace, mais promoteur d'ignorance, de dépendance et de violence. En le quittant, le diplômé ne sait plus ni écrire, ni lire, ni réfléchir et il aura entretemps appris toutes les formes de délinquance possibles et imaginables (cela est un autre problème). Pour rester dans les inégalités, n'oublions pas le développement du secteur privé des écoles de base (primaires et collèges) qui s'est distingué par la qualité de son enseignement quoiqu'aux dépens du temps de l'élève. Les plus nantis et ceux qui le sont moins, mais prêts à tous les sacrifices, ont soit inscrit leurs rejetons dans des écoles publiques performantes, soit eu recours au privé ou à une école dans un quartier populaire, mais avec des interventions auprès de la direction pour un meilleur suivi de l'élève (traitement VIP) moyennant des services en retour. Le secondaire est devenu, quant à lui, l'arène la plus violente de la discrimination. Pour obtenir une bonne moyenne au Bac, il faut au moins quatre ans de cours particuliers très coûteux (cela sans compter les années de collège). C'est-à-dire des cours pour toutes les matières importantes. Un commerce très lucratif qui crée de son côté des inégalités criardes entre enseignants sollicités et ceux qui ne le sont pas. Mais ceux qui peuvent payer possèdent également une arme redoutable pour accéder aux meilleurs choix de filières universitaires, une fois le Bac en poche (après la banalisation de ce diplôme), les interventions. Grâce à l'opacité du système d'orientation, le favoritisme a pu s'épanouir et propulser dans les écoles et facultés les plus prestigieuses du pays des générations de ces citoyens de 1ère classe, parfois aux dépens d'autres qui, grâce à leurs propres efforts, étaient plus méritants. Ces bacheliers, nouveaux étudiants chanceux, profiteront en plus d'autres avantages créés par le système. Dans les écoles supérieures bien cotées, ils auront les meilleurs enseignants, les meilleurs emplois du temps, les meilleures facilités (voiture des parents, ordinateur portable performant, argent de poche, loisirs…), l'attention particulière des encadreurs, en plus des stages et des mémoires de fin d'études de meilleure qualité. Bon nombre de ces étudiants favorisés viendront étudier l'esprit tranquille car confiants que le système fonctionnera également après l'obtention du diplôme pour le recrutement. Et dans les meilleurs postes possibles, s'il vous plaît. Déjà et depuis l'Indépendance (politique), le favoritisme avait permis l'éclosion d'une grande catégorie de salariés aisés, mais souvent incompétents et magouillards en permettant leur recrutement ciblé qui sera suivi de promotions fulgurantes grâce à des réseaux d'influence dans des sociétés nationales réputées pour leurs gros salaires et les multiples avantages qu'elles offrent à leurs employés (banques, offices, Tunisair…) ou encore au sein des organisations internationales, entreprises multinationales, l'émigration dorée, etc. Une catégorie qui a bien su préserver le système et le reproduire et qui s'est retrouvée totalement déconnectée de la réalité du pays et de ses problèmes et besoins. La tête, le cœur et parfois le corps sont ainsi à l'étranger, auxquels nous ajouterons la poche. Combien a coûté cette catégorie à la communauté? Des sommes faramineuses, mais elle a participé activement à l'éclosion de la haine sociale, la misère et le désespoir chez les autres catégories de la société. Dans notre prochain article, nous essayerons de décrire les inégalités entre hommes et femmes dans le pays qui s'est longtemps targué d'être le pionnier des droits de la femme.