Par Khaled TEBOURBI Le moment n'est sans doute pas très propice, mais on s'active sur la place musicale. On s'active, précisément, parce que jamais qu'en cette période de bouleversement historique, la musique tunisienne n'aura eu autant besoin de réaffirmer sa présence, de montrer où elle en est et où elle va. On s'active peut-être même avec davantage d'idées que par le passé. Le regain d'idée on le perçoit déjà à travers les nouvelles chansons proposées au public. Pas nombreuses, certes, vu la modicité du marché, mais en belle connexon avec l'époque que l'on vit. Des chansons comme Monsieur le président de Mokdad Shili ou Ma dayma lhad de Adnane Chaouachi sont allusives de «la psychologie ambiante», juste allusives, ce qui les préserve de tout «opportunisme facile». Dans le même temps, elles empruntent des mélodies classiques, ce qui les rend parfaitement accessibles à l'écoute commune. La vague de «chant révolutionnaire» s'estompe petit à petit. On revient à la création pure, et c'est tant mieux! Le concert que préparent le syndicat des interprètes professionnels et l'Institut de la Rachidia dans le cadre du centenaire de Ali Riahi présentera sûrement plus d'intérêt. Ce sera un travail collectif, réunissant nombre de nos meilleurs instrumentistes et de nos meilleures voix. Au programme : huit chansons du grand disparu et du malouf. La nouveauté, ici, consistera dans l'apport commun de chanteurs de renom qui se produiront, tour à tour, en solistes et en choristes. Pas de place pour le vedettariat, additions de talents surtout. On n'a pas vu cela depuis les mémorables Nouba et Hadhra. Des chefs-d'œuvre en sont sortis L'individualisme est la règle établie dans la musique arabe. Nos chanteurs, nos auteurs et compositeurs ne mettent presque jamais la main à un même projet. Pourtant, les rares fois où de telles entreprises ont pu se réaliser, des chefs-d'œuvre ont vu le jour. On songe au début du XXe siècle en Egypte et aux opérettes pionnières de Salama Hijazi et de Sayyed Derouish. C'étaient des opérettes écrites et signées à titre personnel, mais elles regroupaient la nec plus ultra des interprètes. La somme avait donné la qualité. Et des performances vocales et musicales jusque-là jamais atteintes. On songe aussi aux compagnons de Oum Kalthoum dans les années 20-30. Les Zakaria, Rami, Kassobji, Soumbati qui travaillaient, eux aussi, dans un «esprit de complémentarité», dans une interaction des styles et des genres grâce auxquels le répertoire de la diva cumula, à lui seul, les expressions majeures de la chanson arabe. On songe encore au groupe de Taht essour dans les années 40 à Tunis, et à l'expérience des frères Rahabni au Liban. Le groupe de Taht essour réunissait des poètes, des compositeurs, des chanteurs, le gratin de l'époque. Echanges et proximité continus, la chanson tunisienne ne fut jamais meilleure qu'en ce temps. Les Rahabani composaient en duo, mais ils faisaient appel pour leurs spectacles à des voix d'exception, à Faïrouz, à Wadie Essafi, à Sabah et à Najah Salam et à l'inénarrable Nassri Chamseddine. Ces voix extraordinaires cumulées nous ont laissé un patrimoine de la légende. Difficulté aidant On a évoqué Nouba et El Hadhra. On se souvient à quel point ces créations ont marqué, à la fois, la sensibilité populaire et l'élite musicienne du pays.Ce furent des œuvres somptueuses parce que authentiques. Authentiques de par leur écriture, authentiques par dessus tout, en raison de la qualité et de la sincérité de leurs acteurs. Dans Nouba et Hadhra, aussi, l'ego des grands artistes avait été mis de côté pour la seule réussite de l'œuvre collective. Tout le potentiel des musiques locales, spirituelles et profanes, citadines et bédouines avait été mis à contribution. Il en est ressorti ce que aujourd'hui encore on peine à reproduire : des références musicales absolues. Ce qui s'active du côté de nos musiciens en ce moment de bouleversement historique tend, apparemment, au même but. Les menaces qui pèsent sur la musique, sur la chanson, sur la profession, peuvent inciter les uns et les autres à mettre en commun leurs capacités et leurs talents, pour redonner élan à la création musicale et, qui sait, un peu à «la faveur» de la difficulté, nous faire revivre le bel âge de la chanson.