Par Belgacem SABRI* Alors que les élus du peuple s'apprêtent à rédiger la constitution de la deuxième République après la fin de la dictature, plusieurs voix rappellent l'importance de consacrer les droits humains fondamentaux dont celui de la santé dans la nouvelle Constitution. Le droit à la santé est explicitement reconnu dans plusieurs chartes et conventions internationales dont la constitution de l'Organisation mondiale de la santé (1946), la Charte des droits de l'Homme(1948), la Déclaration des droits de l'Homme en Islam(1990), etc.et qui ont été ratifiées par la Tunisie. Le droit à la santé est considéré comme un droit supérieur car pouvant être assimilé au droit à la vie eu égard aux pertes humaines causées par le manque d'accès aux services de santé pour raisons financières ou autres. Des millions de vies humaines sont perdues annuellement, en particulier dans les pays pauvres et en développement, à cause de maladies évitables par la vaccination, du paludisme, de la tuberculose, mais aussi par manque de protection sociale et par l'absence d'accès à l'eau potable et à l'assainissement. Aussi le droit à la santé est un droit capital puisqu'il est rassembleur et attractif, impliquant le droit à l'éducation, à l'alimentation correcte, au logement décent, à l'environnement sain et à l'épanouissement social et culturel entre autres. Le droit à la santé se réfère aussi aux libertés telles que le fait de ne pas subir un traitement non consensuel et aux privilèges tels que la sécurité sociale et l'assurance contre le risque maladie. Les valeurs universelles, y compris les droits humains, enracinées dans les convictions religieuses et philosophiques, reconnaissent la dignité inaliénable de la personne humaine et ont été souvent obtenus suite à des combats sociaux. Après les droits humains de première génération, représentés par les droits civils et politiques (vie, liberté d'expression, syndicat) ont émergé les droits économiques, sociaux et culturels (travail, logement, éducation, santé). Ainsi plusieurs constitutions nationales après la seconde guerre mondiale ont inscrit explicitement le droit à la santé tout en précisant son contenu et le rôle de l'Etat dans sa mise en œuvre. Le droit à la santé réfère explicitement aux déterminants sociaux de la santé tels que l'éducation, le logement, etc. et l'accès aux services pour la promotion et la protection sanitaire individuelle et collective et aux services curatifs et de réhabilitation sans barrières financières et à travers un système de protection sanitaire et sociale. La responsabilité sociale de l'Etat dans la sécurité sanitaire et sociale est souvent mentionnée dans les constitutions de même que les mécanismes de contrôle et de recours en cas de manquement à ce droit et qui sont définis par la loi. Les inégalités inacceptables face à la maladie ont impulsé une dynamique internationale supportant le droit à la santé initiée par les associations professionnelles, les organisations de la société civile et les militants des droits de l'Homme avec le soutien du système des Nations unies. De nos jours, soixante pays ont inscrit le droit à la santé dans leurs constitutions (préambule ou droits humains) et une quarantaine ont reconnu des droits constitutionnels spécifiques tels que le droit à la santé reproductive, à la protection des handicapés, à l'environnement sain, etc. Les efforts de plaidoyer de certains pays, aidés par les associations professionnelles et l'OMS, ont abouti en 2002 à l'établissement de la fonction d'un rapporteur spécial sur le droit à la santé au niveau de l'Assemblée générale des Nations unies. Le rapporteur spécial des Nations unis est mandaté pour analyser la mise en œuvre du droit à la santé et pour signaler les violations de ce droit humain dans les pays membres. Par ailleurs, des institutions régionales telles que la Charte sociale européenne et la Charte africaine des droits de l'Homme ont prévu des systèmes de recours en cas de violation du droit à la santé. C'est ainsi que depuis l'entrée en vigueur du système de réclamations collectives en 1998, la Charte européenne sociale avait reçu plus de 33 plaintes relatives au non respect de la santé des travailleurs et la protection sociale, juridique et économique des enfants et adolescents. Au niveau national, la défense du droit à la santé est souvent assurée par les organisations de la société civile aidées par les associations des professionnels de la santé. Ainsi la société civile en Afrique du Sud, aidée par des organisations de défense de la santé sur le plan international, a obligé les sociétés pharmaceutiques multinationales à reconnaître le droit aux patients sidéens d'accéder aux médicaments antirétroviraux à des prix abordables sans respect des règles injustes de l'Organisation mondiale du commerce. Aussi la société civile chilienne, se référant aux conventions internationales signées par le pays sur la protection sociale, a obligé le gouvernement Pinochet à développer l'assurance sociale dans certains Etats en plus des assurances privées promues par la dictature et qui n'étaient accessibles qu'aux populations riches et aisées. En Egypte, un réseau d'associations actives dans le domaine de la santé et du développement durable a bloqué en 2007 la mise en œuvre d'un décret gouvernemental visant à changer le statut des hôpitaux de l'organisme national de l'assurance maladie dans le but de les privatiser ultérieurement. Le recours à la Cour constitutionnelle a été gagné par référence à l'article 8 de la Constitution égyptienne reconnaissant le droit à la santé et affirmant les obligations de l'Etat d'assurer un système de protection sociale. Fortes de cette conquête, certaines associations égyptiennes sont en train de s'organiser pour renforcer le droit à la santé dans la nouvelle Constitution post-révolutionnaire. En Tunisie, la référence au droit à la santé dans la Constitution de 1959 a été faite uniquement dans le préambule et sans en préciser le contenu et les responsabilités de l'Etat. Toutefois, les stratégies de développement économique et social depuis l'indépendance du pays ont privilégié une approche visant la démocratisation de l'éducation et de la santé à travers un financement socialisé et un accès gratuit, ce qui a permis d'améliorer sensiblement les indicateurs sanitaires et la couverture par l'assurance maladie. Cependant, depuis les années 80, le gouvernement avait adopté les réformes macroéconomiques d'ajustement structurel, soutenues par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, qui ont réduit l'engagement de l'Etat dans le financement des secteurs sociaux. Ainsi des tickets dits modérateurs ont été adoptés dans les structures sanitaires publiques pour recouvrer une partie des coûts des services publics de santé. Cette situation, ajoutée aux insuffisances de remboursement par l'assurance maladie des services achetés par les assurés sociaux dans le secteur privé et autres, a profondément modifié la structure du financement de la santé. La part de l'Etat dans les dépenses totales de santé au cours des trois dernières année a été graduellement réduite alors que celle des ménages n'a pas cessé d'augmenter, atteignant 45 % et vidant la couverture sociale de son sens. Le désengagement progressif de l'Etat a été accompagné d'une politique de renforcement des investissements dans le secteur privé tant en ce qui concerne l'infrastructure sanitaire qu'en matière de ressources humaines, ce qui a favorisé le développement d'un système d'offre de services à deux vitesses. Ainsi ceux qui ont les moyens de payer peuvent accéder à des services de qualité dans le secteur privé alors que les démunis sont confinés au système public devenu de plus en plus affaibli par les pénuries fréquentes de médicaments et d'équipements médicaux et la migration des compétences professionnelles vers le secteur privé plus rémunérateur. Cette situation a contribué à l'érosion du droit à la santé et à l'apparition d'inégalités sociales et régionales vis-à-vis de l'accès aux services de santé et l'impact sanitaire en termes de morbidité et de mortalité telles que révélées par les statistiques nationales et par certaines enquêtes de population. Des organisations de la société civile telles que l'Association tunisienne de la défense du droit à la santé planifient un travail de sensibilisation au sujet de l'importance de protéger le droit à la santé auprès du grand public, des institutions concernées et de l'ensemble des membres de l'Assemblée nationale constituante et souhaitent qu'un débat soit engagé avec les constituants sur le rôle et les responsabilités de l'Etat dans la garantie du droit à la santé. En discutant les éventuels coûts relatifs aux responsabilités de l'Etat dans le domaine des droits économiques et sociaux, les constituants doivent garder à l'esprit la contribution de l'éducation et de la santé au développement socioéconomique par la formation du capital social et par l'important retour à l'investissement dans ces domaines stratégiques. *(Médecin, ancien directeur des systèmes de santé à l'Organisation mondiale de la santé)