Emna Ben Mustapha Kheriji n'en est pas à son premier recueil de nouvelles. Leylet' errahil (La Nuit du départ) est le quatrième d'une série commencée en 2008. Ce nouveau-né réunit 15 récits brefs inspirés, pour la plupart, de la Révolution du 14 janvier 2011 ou d'événements qui lui sont reliés. L'auteure y délègue le plus souvent sa voix à des narratrices tour à tour passionnées, euphoriques, nostalgiques, déçues, angoissées ou franchement aigries qui relatent ou commentent des faits authentiques auxquels elles ont assisté, sinon rapportent les multiples questionnements suscités en elles par la révolution, par ses acteurs ou par ses détracteurs. Certaines nouvelles, comme Photographie, La Bibliothèque incendiée, ou encore le récit sur l'immolation de Mohamed Bouazizi, introduisent leur lecteur dans des débats de conscience poignants qui rendent compte des interrogations multiples et parfois contradictoires auxquels sont confrontés les héros témoins de l'histoire toute récente de la Tunisie. Leylet' errahil est un recueil délibérément et obstinément collé à l'actualité du pays et à ses épineux problèmes : jeunesse marginalisée, délinquance forcée, aspirations à la dignité, à la liberté et à la justice, idéal de tolérance et d'unité nationale, tiraillement entre forces du progrès et forces de la décadence. Textes ouvertement militants, les nouvelles de Emna Kheriji ne versent cependant pas dans le « gauchisme » béat et maladroit, même si nous aurions préféré que l'écrivaine soit plus suggestive quant à ses positions politiques ou sociales vis-à-vis du régime déchu de Ben Ali. Ses récits échappent, par ailleurs, à la contingence en se référant d'un récit à l'autre aux grandes gloires universelles symbolisant les idéaux humanistes qui ont prévalu partout et de tous temps, ou encore en ressuscitant la mémoire d'artistes et d'écrivains éternels dont les œuvres immortalisent le combat des justes contre les tyrans : Leylet' errahil convoque ainsi Jeanne d'Arc, Taoufiq El Hakim, Zola, Picasso et d'autres célébrités d'hier et d'aujourd'hui à une traversée « œcuménique » qui réunit dans un même combat les hommes de bonne volonté contre leurs oppresseurs et leurs tortionnaires. Le message de chacune des nouvelles est aisément perceptible grâce à la langue fluide de l'auteure et à ce ton sincère que dégagent les différentes narratrices du recueil. Leylet'errahil transpose un regard et une sensibilité tout féminins sur la révolution tunisienne; les précédents recueils de Emna Kheriji portent eux aussi l'empreinte de son sexe. Sans doute, cela fait leur charme ; mais nous aimons lire ces textes surtout pour l'humble, l'authentique, l'incorrigible plume humaniste qui les écrit !