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Immeubles fantômes ou poules aux œufs d'or Biens des étrangers en Tunisie - Reportage : Biens des étrangers — Au cœur de Tunis, de la rue Echcham à la rue de Malte en passant par la rue Atlas
Dans ces immeubles fantômes, décrépits, se tenant à peine sur leurs dernières poutres, la vie n'est pas simple. Y habiter et pendant longtemps ne peut s'expliquer que par deux raisons : être pauvre et n'avoir aucun espoir de trouver refuge ailleurs. L'état de délabrement des bâtisses est tel que chaque jour qui passe sans effondrements est un jour béni. Pourtant, les occupants s'y accrochent comme un naufragé à son radeau, ils sont habitués à ces lieux, certains y sont nés, et s'en accommodent malgré tout. Ils vivent pourtant la peur au ventre, obsédés par un cauchemar, celui de devoir un jour quitter les lieux sur un ordre d'expulsion pour réparation ou démolition ou encore parce que l'appartement ou le magasin a un nouveau propriétaire. Am Mohamed est plombier, âgé de 76 ans, son petit atelier de 4mx3m est installé à la rue Echcham depuis 1963. Il fait partie d'une grande propriété d'immeubles et de magasins qui appartenait à un Français. A l'époque, Am Mohamed louait son local à 5 dinars le mois. En 1982, la propriété est achetée par un Tunisien en France. Depuis, le plombier verra son loyer grimper régulièrement puis se stabiliser à 38 dinars pendant 20 ans. Dernièrement, le propriétaire a réclamé 250 dinars de loyer. La justice a tranché pour 79 dinars. «Je ne peux aller nulle part, bien que je sois originaire de Kasserine, ici c'est mon monde, je connais tout le monde et mes clients sont mes amis», confie le vieil homme à peine remis d'une intervention chirurgicale. Rue Jebel Mansour, source de nuisance Le centre de la capitale est le fief des anciens biens d'étrangers, mais l'enquête de terrain nous mène à la rue Jebel Mansour, perpendiculaire à la rue Chedly Kallala, où un bâtiment s'est effondré quelque temps après la révolution du 14 janvier. A l'endroit de l'effondrement, s'étend aujourd'hui un plan d'eau verdâtre, nauséabond, dépotoir de toutes sortes de déchets, une source de nuisance ; un des deux immeubles mitoyens y déverse même les eaux usées. Mehrez Charebti, habitant l'autre immeuble depuis 45 ans, raconte : le bâtiment qui s'est effondré appartenait à un juif tunisien. Après sa mort, ses héritiers ont revendu à un Tunisien qui l'a à son tour vendu à un autre Tunisien. Ce dernier voulait construire à la place un hôtel de ville. Les travaux des fondations ont provoqué des glissements de terrain, des démolitions dans les immeubles mitoyens et d'importants dégâts à l'intérieur des appartements. Les travaux furent arrêtés et la SNIT intervint pour proposer aux occupants de quitter les lieux selon les normes réglementaires en vigueur. Ils refusèrent. Les autorités concernées obligèrent le propriétaire à réparer les dégâts, mais il se contenta des travaux extérieurs, murs de soutènement et reconstruction des parties effondrées des parois. Rien à l'intérieur des appartements endommagés. Celui de Mehrez porte des fissures profondes tout au long des murs jusque dans la salle de bains où la baignoire a été totalement décollée. Depuis, Mehrez court à droite à gauche pour obtenir réparation mais en vain. Pour tous, c'est le statu quo et après les dernières pluies, le plan d'eau profond de 4 ou 5 mètres s'est transformé en un immense puits que les riverains comparent déjà à un gîte idéal pour les moustiques de cet été. Les riverains ont tenté de le vider un peu de ses eaux en louant une pompe à 50 dinars l'heure. Ils ne sont pas prêts de recommencer même si la Protection civile leur a bien fait comprendre que cette opération ne fait pas partie de ses prérogatives. Rue de Malte, ça vaut de l'or La rue de Malte pullule comme à son accoutumée de 4-4 et de camionettes de transport des meubles. Les magasins occupant les rez-de-chaussée des immeubles cachent la vraie histoire de cette rue dont les immeubles de part et d'autre de la rue appartiennent encore à des étrangers, italiens et juifs vivant en Israël, en France, aux Etats-Unis et ailleurs. La plupart des immeubles, en très mauvais état, certains tombant morceau par morceau, sont gérés par des avocats, d'autres sont abandonnés et des appartements sont même inoccupés. Si Mustapha, retraité, habite au n°7 depuis 1962. Il est intrigué par le fait que l'avocat ait cessé d'encaisser le loyer. Il lui a même remboursé les sommes précédemment versées. Si Mustapha n'est pas dupe, il a compris. «Les héritiers sont nombreux, ils cherchent à rassembler leurs biens pour les vendre au prix fort pour leur propre compte. Ces immeubles c'est comme l'or, plus ça reste plus le prix grimpe». Prévoyant, Si Mustapha dépose l'argent du loyer chaque mois à la banque et l'augmente de 5% chaque année de son propre chef. Il est aujourd'hui à 80 dinars par mois. Il procède également aux réparations quand c'est nécessaire, factures à l'appui. Néanmoins, cette situation l'angoisse et pense qu'elle ne doit pas durer en l'état. En tant que citoyen non indifférent à la chose publique, le retraité propose qu'un diagnostic des immeubles et une évaluation des besoins en réparation soient réalisés par l'Association de sauvegarde de la médina. La municipalité pourra, à son tour, selon lui, procéder aux réparations auxquelles le citoyen participera par le biais de l'augmentation des redevances municipales par exemple. Pour Si Mustapha, il est là question de responsabilité collective. «Aujourd'hui, aucune partie ne veut assumer cette responsabilité, mais si par malheur un drame arrivait, à ce moment-là tout le monde serait responsable et en premier le maire de la capitale». L'argent, le nerf des affaires Du côté de la municipalité de Tunis, la réponse est plus cadrée : les biens des étrangers ne concernent pas la commune, la gestion de ce dossier ne relève pas de ses domaines de compétences. Toutefois, on admet que la situation est ingérable et que les solutions envisageables sont pour le moment irréalisables financièrement. C'est le cas du grand projet urbanistique de La Petite Sicile qui moisit dans les tiroirs. Un projet de rénovation de 80 ha de biens immobiliers d'étrangers anciens et vétustes couvrant le centre de la capitale de l'avenue Habib Bourguiba à la rue Moncef Bey et de l'avenue de Carthage au viaduc de la République pour un coût estimé à 850 MD. Un concours d'idées avait été organisé en 2001 et un plan de réaménagement moderne et ambitieux sélectionné. Sans plus. «C'est le blocage à cause du surcoût financier et social, l'Etat doit indemniser les occupants avant de se lancer dans le projet», explique M. Zouheïr Affès, architecte général à la municipalité de Tunis, directeur de la réhabilitation et de la rénovation urbaine. C'est dire que le plus difficile n'est pas de concevoir des projets, aussi ambitieux soient-ils, mais d'avoir les moyens de les réaliser. Ne dit-on pas que l'argent est le nerf de la guerre et des affaires. Mais là c'est une autre affaire, un autre dossier.