Par Foued ALLANI Saigné aux quatre veines. C'est là l'une des plus grandes injustices qu'a dû subir notre peuple tout au long de ces 55 dernières années d'une mauvaise décolonisation (1956-2011) à laquelle s'est greffée une dictature à forte connotation régionaliste qui a dégénéré 30 ans plus tard (à partir de 1988) en une véritable mafia. C'est ce qui a fait avorter le projet de création du «citoyen» et donné naissance au mal-développement. C'est l'appauvrissement culturel et identitaire qui a servi de socle à ce phénomène du mal-développement. Au lieu de favoriser la naissance du citoyen, le groupe dominant à la tête de l'Etat a engendré le pseudo-citoyen (passif, non impliqué et Je'men foutiste) puis l'anti-citoyen (actif, magouilleur et corrompu). Tous deux ont cependant en commun une préférence marquée pour tout ce qui provient de l'extérieur qu'ils soient signes et symboles (langue, expressions…), marchandises ou modèles comportementaux. La société s'est donc retrouvée prise au piège dans un système de valeur plaçant les résultats avant les moyens et la consommation avant la production (une bonne partie des produits (non agricoles) est à faible taux d'intégration). Se sentant toujours impuissant devant toutes les institutions incarnant le pouvoir politique (écoles, administrations, médias, appareil sécuritaire, appareil judiciaire…) ainsi que celles incarnant le pouvoir économique et financier (employeurs, commerçants, entrepreneurs, banques…) ou le pouvoir technique (autorité dite sapientiale tels médecins, avocats, enseignants, experts, réparateurs…), le pseudo-citoyen ne pouvait que subir et surtout payer. Quant à l'anti-citoyen, il profitait de cette situation pour encaisser sinon pour détruire. Alimentation, logement, habillement, éducation, transport, sécurité individuelle et privée, justice, communications… Autant de secteurs-clés du développement qui ont eux aussi connu le mal-développement. A mesure que ces secteurs deviennent incapables de répondre convenablement aux besoins minima des Tunisiens, ces derniers se voient consentir de plus en plus de sacrifices. Est venu s'ajouter le problème du chômage des jeunes et voilà le fardeau devenir insupportable. Résultat : rapide érosion de l'épargne, surendettement, insolvabilité inquiétante, généralisation de la corruption, forte croissance des activités au noir, illicites et criminelles. Cela a fini par créer un déficit flagrant de confiance autour des transactions, ce qui a participé à rendre celles-ci biaisées et risquées, y compris les relations au sein même de la famille. Touchés dans leur quotidien En se dégageant assez rapidement de ses responsabilités économiques et sociales sans avoir prévu d'efficaces mécanismes de régulation et de réintégration et sans avoir mis en place une politique fiscale efficace, l'Etat a porté atteinte à la qualité de ses services de base cités plus haut, au bonheur d'une bonne partie d'un secteur privé pseudo ou anti-citoyen, ironie du sort, né des multiples opportunités publiques offertes pour inciter à l'investissement, elles-mêmes provenant en majorité des sacrifices de la communauté nationale. De l'autre côté, le Tunisien s'est retrouvé saigné afin de pallier ses défaillances en les prenant en charge au détriment de son capital temps-santé-argent. Chose qui ne peut favoriser que le surendettement des ménages et la régression de l'épargne nationale, donc de l'investissement productif. Ainsi, et au lieu de lancer le logement du type location-vente après avoir subitement libéralisé la location, l'Etat a provoqué chez les familles tunisiennes «la constructionnite aiguë». Après une période que l'on pourrait qualifier de bénigne, cette fièvre est devenue, à partir du début des années 90, de plus en plus grave. Il faut vraiment se saigner pour espérer acquérir, à coups de lourds crédits, un logement décent. Cette situation est exaspérée par la mentalité du Tunisien qui n'accepte pas de vivre locataire car menacé à tout moment de vider les lieux et par l'obligation de payer 5% de plus chaque année au propriétaire (c'est son droit). Ce qui grève déjà l'augmentation annuelle de son salaire. Celle-ci est une vraie imposture présentée par le régime déchu comme l'un de ses «acquis». Soi-disant gratuit Avec la dépréciation de la qualité de l'enseignement , les ménages ont dû affronter le fléau des cours particuliers qui viennent s'ajouter aux caprices des enseignants concernant les fournitures (surtout au primaire), les repas pris en dehors du foyer (temps scolaire inadapté au temps de travail des parents) et le transport. Un enseignement public gratuit, ont-ils dit. Côté alimentation, c'est la course vers la consommation à cause de plusieurs facteurs dont une demande non contrôlée, anarchique et nuisible que la publicité non encore réglementée aggrave. Gaspillage et déséquilibre sont les deux maîtres-mots de cette situation catastrophique qui engendre des coûts directs très élevés et des coûts indirects (pollution et maladies) qui le sont encore plus, là, l'importation devient de plus en plus lourde (matériaux, équipements, ingrédients et même composants de l'alimentation animale, surtout avicole). D'un autre côté, et à cause de la qualité médiocre des transports urbains et suburbains (lenteur, irrégularité et promiscuité), le Tunisien moyen se trouve obligé de s'endetter pour acquérir une voiture, dite à tort «populaire». Ce qui aggrave son déficit, mais aussi le déficit énergétique du pays, les risques de la circulation et les maladies de la sédentarité et celles dues à la pollution. En plus des devises nécessaires à l'achat de ces voitures, il faut compter l'hémorragie des pièces détachées due, entre autres, à la qualité douteuse de ces machines, et à celle lamentable de nos routes et chaussées conjuguée à celle catastrophique de la conduite. Donc, c'est un peuple, mal nourri, entouré par la pollution, sur ses nerfs, ne pouvant pratiquer aucun sport d'une manière efficace et régulière, croulant sous les drogues dites douces (tabac, café, thé, sucreries...) qui perd rapidement son capital santé (un capital qui se réduit déjà à la naissance). La santé réputée n'ayant pas de prix a cependant un coût et celui-ci est exorbitant en Tunisie et pour les Tunisiens. Car ils se rabattent de préférence sur le privé afin de fuir les horreurs du public (malgré le fait qu'il est mieux équipé et mieux nanti en compétences). Idem pour la sécurité qu'ils se trouvent souvent obligés d'assurer eux-mêmes en contrepartie de sacrifices de plus en plus grands. C'est donc exsanguë que le Tunisien doit affronter une vie de plus en plus chère, de plus en plus complexe, mais de moins en moins sûre. Imaginez que les statistiques sur les suicides restent secrètes en Tunisie jusqu'en 2011?