Par Foued ALLANI Stérile par la force des choses, le couple groupe socio-politique dominant-pseudo-citoyen n'a pu, en effet, engendrer, depuis l'Indépendance politique du pays en 1956, que le mal-développement. Cela en donnant par la même occasion un visage sournois à la dépendance culturelle et économique de la Tunisie, créant, ainsi, le cercle vicieux de ladite aberration (voir : La qualité de l'humain d'abord - Supp Economie - La Presse du 1er février 2012). Au lieu de voir ses énergies mobilisées pour le progrès et contre le sous-développement politique, social, économique et culturel dans lequel il baignait, le pays a été contraint de focaliser toutes ses potentialités non pour cet objectif majeur et cet idéal fécond, mais pour un homme, «le Combattant suprême», et son «génie exceptionnel». Contraint, du moins en apparence à jouer ce rôle réducteur et dévalorisant à cause de la mainmise du groupe dominant, les oligarches du PSD-Administration avec pour incarnation vivante le «omda», aidé en cela par la cellule destourienne, le poste de police et les médias qui multipliaient à l'infini ce carcan. Ainsi, le pseudo-citoyen se retrouvait indésirable dans son propre pays, sauf s'il acceptait cet état de fait. Un système totalitaire a donc vu le jour dès 1957 (la monarchie républicaine absolue à peine voilée de Bourguiba) et a montré toutes ses dents à partir de 1963 tuant sur son passage toute œuvre créatrice. Ce système a commencé à se fissurer dès 1971 (le fameux congrès du PSD à Monastir), mais pour résister, il s'est encore enfoncé dans le totalitarisme (grande crise de février 1972) pour déboucher sur une impasse en 1975 (violation de la Constitution par l'instauration de la présidence à vie, suivie par le massacre du 26 janvier 1978). L'intermède 1988-1989 se chargera de tuer les espoirs suscités par la destitution de Bourguiba en novembre 1987. Le système ayant repris sa formidable capacité à se reproduire, Ben Ali n'étant qu'un sous-produit de Bourguiba. Cela débouchera sur l'anti-citoyen. Gaspilleur, pilleur, doté d'une capacité effrayante de destruction orientée essentiellement vers lui-même, cet anti-citoyen s'est retrouvé dans la barbarie du foot, du crime organisé y compris les mouvements terroristes, de la débauche et du... suicide. Cela sans oublier, bien sûr, le désir ardent de partir avec ce sentiment de donner un grand coup de pied dans le derrière du pays. A partir de 1999, le groupe dominant qui pérennisait sa puissance grâce aussi à l'avenir doré offert à la progéniture et assuré par les emplois juteux dans les banques et les prestigieuses entreprises nationales, s'est vu parasité par le gang Ben Ali et alliés. Une cellule cancéreuse qui est devenue rapidement une terrifiante tumeur. Il y avait d'un côté ce gang soutenu par le groupe dominant et leurs gardes (médias et police ), de l'autre le peuple. Il y avait des citoyens honnêtes à tous les niveaux qui refusaient cette situation et la dénonçaient, chacun à sa façon, mais à la majorité du peuple, on niait le droit d'exister. D'où cette anti-citoyenneté nihiliste qui ne pouvait que créer des horreurs, surtout la complicité avilissante avec le groupe dominant. La violence intra-sociale ayant atteint des formes et des niveaux inquiétants. «Il vaut mieux périr que haïr et craindre», disait Nietzsche, et le peuple haïssait son bourreau, le craignait mais était contraint de le glorifier (Syndrome de Stockholm). Avec un élément de cette qualité, point de développement. Même les élites, intellectuelles, politiques, sociales, économiques, sportives, culturelles et autres étaient minées de l'intérieur et se livraient entre elles des guerres fratricides extrêmement sanglantes. Pire, elles reproduisaient au sein de chaque groupe le même schéma de la société globale, un dictateur et ses chiens de garde. Bref, les élites étaient clochardisées et un professeur d'université gagnait moins qu'un «hammas» (vendeur de fruits secs) ou un détaillant dans le commerce parallèle. Le grand Moncef Bey lui aussi a été touché par cette clochardisation où même un coursier dans une banque parce que son nom a été lié à ce souk-miroir de la société tunisienne, basé sur l'illégal, la contrefaçon, le piratage et la contrebande. Au cours d'une variété du samedi soir à la télé vers la fin des années 90, un grand intellectuel encore aujourd'hui productif et sollicité avait eu cette lamentable remarque «Si j'avais su, je n'aurais jamais choisi mon actuelle voie, j'aurais choisi de m'installer vendeur de kaftagi» (plat populaire). Même réflexion d'un universitaire, artiste-peintre encore prolifique qui se lamentait à la même époque sur son sort et aurait préféré être un commerçant à Sidi Boumendil. Pourquoi pas! Puisqu'une apprentie coiffeuse et derrière elle, sa fratrie analphabète et affamée, est parvenue à diriger tout un pays. C'est cela aussi le mal-développement que nous avons attrapé à cause de notre aliénation chronique et aussi à cause de la perte de notre identité. Que pourrait produire donc l'anti-citoyen sinon tout ce qui possède le pouvoir de détruire les fondements de l'identité nationale. Or, tout processus de changement positif doit commencer d'abord par cette question fondamentale : qui sommes-nous, le processus étant composé de quatre éléments essentiels qui sont la conscience de son appartenance à un groupe particulier, la conscience de vivre une cause commune, la mobilisation des énergies et, enfin, l'action. Hélas, le nous, égaré, tourmenté se reflétait en général chez les uns dans l'Occident, chez les autres dans l'Orient (arabe bien entendu). La Chine, la Corée, l'Inde, la Turquie… toutes ont d'abord commencé par le combat pour l'identité. C'est la fierté et la profondeur culturelle (au sens anthropologique) qui vont devenir l'essence de la volonté de changer. Car ce sont elles qui entretiennent la flamme de la dignité, elle-même source d'autonomie et d'action. Conscients de cet élément, les régimes totalitaires ont tous joué cette carte, mais pour embrigader leurs sociétés respectives et non pour construire le véritable citoyen, les idéologies nationalistes et politico-religieuses, par essence totalitaires ou à tendance totalitaire, ont également échoué dans cette entreprise, car elle n'est jamais l'œuvre des politiciens et autres idéologues, mais l'œuvre des élites intellectuelles et des créateurs. Résultat, le peuple vivait dans un tourbillon créé par l'anarchie dans les idées, dans les goûts, les comportements… Aux extrêmes, la liberté des mœurs à l'occidentale s'arrangeant très bien avec l'hypocrisie sociale typiquement orientale, et la rigueur morale étalée en public s'accommodant bien avec la mentalité tribale. Incapable de réfléchir puis d'agir, l'anti-citoyen était perméable à tout et devenait la proie de tous les mimétismes. Terrifié, constamment menacé, se réfugiant dans toutes les drogues sociales, y compris certaines interprétations de la religion, l'anti-citoyen était incapable de créer, d'innover. Donc, chacun pour soi et chacun contre tous, porte ouverte au gaspillage et au pillage et l'Etat-providence s'est rapidement mu en entreprise-providence (elle fait plus du social que de l'économique) qui, elle, a péréclité à cause d'une privatisation de bradage pour enfin laisser la place à la famille-providence, de son côté, en appauvrissement continu (nous étions en train d'assister à la naissance de la bande-providence, c'est-à-dire au crime organisé). La faillite de l'élément humain a ainsi permis la faillite des systèmes éducatif, de sécurité, judiciaire, de santé et de solidarité sociale. Au quasi-désert culturel (sauf des ilôts d'avant-gardisme) est donc venue s'ajouter une économie de tâtonnement et de rafistolage. Une économie de mendicité (investissements extérieurs directs et tourisme de masse populiste et dévastateur) génératrice d'inégalités et de pauvreté (on devenait de plus en plus pauvres). Avec l'apparition d'une classe super-aisée avec ses écoles (parfois publiques), ses quartiers, ses boutiques et ses mœurs, etc. Nous verrons dans notre prochain article comment le groupe dominant a créé les inégalités et les a entretenues et comment celles-ci ont détruit tant les secteurs vitaux, ainsi que le premier opérateur économique, les ménages.