Par Foued ALLANI Chercher l'homme ! Derrière tout mal-développement, c'est-à-dire tout processus de développement non cohérent et non efficient, d'un pays donné, il existe, en effet et avant tout, une défaillance de l'élément humain lui-même et non seulement une défaillance de ses choix. Pour être plus clair et direct, disons que le mal-développement ne réside pas seulement dans la multiplication des dysfonctionnements touchant les différents systèmes de production et de régulation, il plonge ses racines dans la qualité de l'élément humain, responsable des dysfonctionnements incriminés (voir «Dans la gueule du mal-développement, La Presse, supp.Economie du 25 janvier 2011). Le mal-développement dont souffre la Tunisie est donc avant tout l'œuvre du Tunisien lui-même qui possède une mentalité d'hier, des moyens d'aujourd'hui et des besoins de demain. L'œuvre d'un être qui n'a pas pu briser son statut de «sujet colonisé» pour devenir un vrai citoyen. A une dynastie à la tête de l'Etat s'est substitué un groupe dominant au pouvoir qui n'a fait que perpétuer tant bien que mal le système juridico-administratif répressif de l'ancienne puissance coloniale. Omniprésent, fortement contraignant et violent, l'Etat a, depuis l'Indépendance, écrasé le peuple tunisien. Le «sujet colonisé» a donc donné naissance non à un vrai citoyen, mais à un pseudo-citoyen souffrant d'un mal-être chronique qui, parfois, devient aigu. L'«unité nationale» de Bourguiba s'est révélée être un affreux régionalisme à peine déguisé, et la «solidarité nationale» du déchu, un hideux mensonge masquant le pillage. C'est ce qui fait que le peuple garde le silence pendant des années, puis laisse éclater de temps à autre sa colère d'une manière fulgurante et spontanée. Depuis l'Indépendance, l'Etat, aux mains d'un groupe dominant, a en effet tout fait pour avorter le projet de construction du véritable citoyen tunisien, avec l'aide, hélas, d'un nombre inquiétant d'autres pseudo-citoyens. Mais à chaque colère, qui d'ailleurs suscite auprès de lui énormément d'espoirs, il se rend rapidement compte que sa misère n'a pas réellement changé. Car ce pseudo-citoyen attend toujours qu'un groupe dominant vienne remplacer celui écarté, pour lui résoudre ses problèmes. Dans sa tête, l'Etat-providence est toujours vivant. Pire, le sauveur et l'homme providentiel. Au tout début du processus révolutionnaire, il s'appelait le général Rachid Ammar, après, Béji Caïd Essebsi; aujourd'hui... certains cherchent encore. C'est ce pseudo-citoyen, égaré, déstructuré, défiguré, souffrant, pliant sous ses chaînes, qui tente de se libérer et qui échoue dans ses tentatives pour un meilleur développement. Point donc de vrai développement sans la construction d'un vrai citoyen. Un Tunisien qui n'aura pas, comme aujourd'hui, le sentiment d'être mal aimé dans son pays alors que l'étranger y est le plus souvent rapidement adopté. C'est sans doute cela qui aggrave ce déficit du sentiment d'appartenance dont font preuve bon nombre de Tunisiens à l'égard de leur pays. Etat qui se traduit souvent par un désir irrésistible de partir, d'émigrer, mais aussi d'imiter d'autres peuples et d'acheter leurs marchandises avec une envie toujours plus grande et non moins fiévreuse. Un déficit d'appartenance au pays, véritable carrefour et fourre-tout humain qui fait sa force, mais aussi sa faiblesse, qui se traduit facilement par un patriotisme passif, pour ne pas dire insignifiant ou absent. Cela se traduit aussi par le développement d'une certaine indifférence vis-à-vis de l'intérêt général et d'une focalisation révoltante sur son intérêt particulier (grèves pour des augmentations et des avantages, alors que le chômage monte en flèche). Ce dernier pousse un nombre incalculable de Tunisiens à toujours s'allier au groupe dominant, créant ainsi une majorité illusoire et fictive prête à fondre comme neige au soleil dès les premiers coups de butoir. Résultat, le groupe dominant s'approprie les richesses du pays et les destinées du peuple, nie notre droit à la citoyenneté et nous enfonce dans ce cercle vicieux. Individualisme, imprégné d'opportunisme, incrusté de favoritisme et d'attentisme, serti de «j'm'en foutisme»… Est-ce avec cette mentalité que le vrai développement va connaître enfin son chemin dans nos contrées ? Bien sûr que non. Car tout développement nécessite d'abord un élément humain de qualité. Un vrai citoyen qui se respecte, respecte la loi et les institutions, jouit de la liberté de créer, se sent responsable et autonome, sait réfléchir à ses problèmes et leur apporte ses solutions et non celles que les autres les lui proposent. En faillite depuis des décennies, le modèle ayant conduit notre pays au mal-développement a produit des jeunes qui «brûlent» (quittent clandestinement le pays), qui se brûlent (s'immolent par le feu) ou qu'on brûle à petit feu. Aujourd'hui, 25% de la population demande de l'aide et exige le minimum vital. 50% sont dans le secteur public et apparentés, enclins plutôt à revendiquer toujours plus d'acquis et le reste dans le vrai secteur productif, dont une bonne partie est précaire. Cela sans oublier les 18% au chômage (dont bon nombre sont soutenus par la famille-Providence). Dans le pays où l'olivier est plusieurs fois millénaire, le secteur oléicole est en crise, l'huile ne se vend pas à l'étranger, ne se consomme pas au local car chère et, là où le bat blesse le plus, on ne trouve pas… de bras pour la cueillette des olives.