L'Université de Genève a accueilli, récemment, Akram Belkaïd, journaliste algérien, pour une conférence sur la chaîne Al-Jazeera et le printemps arabe. Diplômé de l'Ecole nationale d'ingénieurs et de techniciens d'Algérie, qui a également travaillé en France, publiant dans Le Monde diplomatique. Akram Belkaïd est l'auteur de deux ouvrages: Un regard calme sur l'Algérie, Seuil 2005 et Etre arabe aujourd'hui, Carnets nord, 2011. Conditions de la création de la chaîne Al-Jazeera L'exposé était centré sur la chaîne qatarie Al-Jazeera, les conditions de sa création et son rôle lors du Printemps arabe. (Voir également l'ouvrage d'Olfa Lamloum, Al-Jazira, miroir rebelle et ambigu du monde arabe, La Découverte, Paris 2004.) En 1990, lors de l'invasion du Koweït par Saddam Hussein, une coalition s'est mise sur pied pour libérer ce pays, ce qui entraîna la défaite de Saddam Hussein en mars 1991. C'est à cette occasion que le monde arabe découvrit l'emprise de la chaîne CNN, en situation de quasi-monopole. Les Arabes réalisaient qu'un évènement fondamental les concernant allait être suivi par les Occidentaux, et le fait que cette information soit traitée d'un point de vue occidental suscitait de la rancœur. Dans le monde arabe, le Koweït avait de la peine à se faire entendre, ce qui déboucha sur la décision de créer une télévision par satellite, une chaîne qui ne répercute pas le discours des autres. Relevons toutefois qu'un média panarabe existait déjà: MBC (Middle East Broadcasting Center), chaîne saoudienne fondée en 1991. Fonctionnement d'Al-Jazeera Al-Jazzera a été fondée le 1er novembre 1996. Rapidement, elle monta en puissance, attirant les meilleurs journalistes du monde arabe, dont certains avaient travaillé pour la BBC. En 1998, la chaîne couvrit l'opération Renard du Désert. Elle rendit également compte de la deuxième Intifada en 2000. C'était la seule station présente en Afghanistan, avec un extraordinaire impact sur le monde arabe. En 2003, elle suivit et relata également l'invasion de l'Irak. (Al-Jazeera vend beaucoup d'images à des networks et reçoit plus de 100 sollicitations par jour.) Le parti pris journalistique de la télévision, sa ligne de conduite est la suivante: faire entendre une opinion et son contraire. Ce pluralisme des positions exprimées représente un phénomène nouveau. Dans le conflit israélo-arabe, des acteurs antagoniques sont interrogés. De tels médias auraient été impensables sous les dictatures. Grâce à cette chaîne, les opposants purent enfin être dotés d'un visage et d'une voix, comme, par exemple, Ghanouchi, dont les médias nationaux n'avaient pas le droit de parler. Il en allait de même de Moncef Marzouki qui résidait en France et que les moyens d'information de ce pays d'accueil ignoraient, par opportunisme politico-économique. En Occident, Al-Jazeera a longtemps été qualifiée de «chaîne de Ben Laden», à qui elle avait donné la parole. En effet, cette télévision ne parle pas volontiers de «terroristes», recourant à la périphrase «ceux que l'on appelle les terroristes». Les émissions d'Al-Jazeera montrent les limites de l'unanimisme et remportent un grand succès. Elles prouvent qu'il est possible d'assister à une confrontation politique, d'entendre un autre discours que celui du pouvoir en place, et que ce pouvoir est critiquable. Tous ces éléments ont indéniablement contribué à la politisation de la jeunesse arabe. Al-Jazeera a même influencé la presse écrite, qui est devenue plus critique, se mettant par exemple à organiser des débats. Comme il fallait s'y attendre, ces régimes dictatoriaux ont tenté d'allumer des contre-feux. Ils ont fermé des bureaux d'Al-Jazeera, se sont livrés à des tracasseries administratives, déposant des plaintes par voie diplomatique. Rôle spécifique d'Al-Jazeera dans le Printemps arabe Le Printemps arabe constitue un bouillonnement d'insatisfaction qu'Al-Jazeera a immédiatement relayé. Akram Belkaïd considère que l'impact d'Al-Jazeera a été plus important que celui de Facebook ou Twitter qui n'ont représenté que des amplificateurs. En Tunisie, dès le départ du processus, Al-Jazeera a été présente sur le terrain alors que le journal français Le Monde ne rendait compte de la Révolution que le 3 janvier 2011. Dès le 17 décembre, Al-Jazeera modifia ses programmes, ce qui eut des répercussions sur les évènements. En guise de représailles, le gouvernement tunisien expulsa les journalistes d'Al-Jazeera. Les réseaux sociaux ont joué pour leur part le rôle de démultiplicateur de la couverture journalistique. Lorsqu'à son tour, l'Egypte est entrée en révolution, les médias de ce pays ont tenté de minorer la portée du soulèvement. Al-Arabia minimisait sciemment l'évidence des rassemblements de la Place Tahrir, ce qui amena Al-Jazeera à contre-attaquer, en chargeant des doubles nationaux égyptiens de se rendre en Egypte et d'installer clandestinement des caméras fixes sur la place Tahrir afin que le monde entier puisse constater l'ampleur du soulèvement populaire. En février 2011, on assista en direct à des moments épiques: des responsables gouvernementaux égyptiens, confrontés à la réalité des faits, perdaient complètement la face. Il n'est pas exagéré de considérer qu'Al-Jazeera a joué un rôle actif dans la chute de Moubarak. À ce moment-là, elle s'est trouvée au zénith de sa popularité qui allait par la suite baisser. En effet, fin septembre, elle commença à dévier de sa ligne initiale, ce qui lui valut la désaffection d'une partie du public arabe. Al-Jazeera ignora le soulèvement de Bahreïn, pourtant maté dans le sang. Sa couverture fut alors quasi inexistante, du fait d'accords liant les pays de la région. Lors du conflit libyen, Al-Jazeera s'engagea aux côtés de la rébellion alors que le monde arabe était partagé, du fait de l'intervention des Occidentaux. La chaîne effectuait des mises en scène dramatisantes, anxiogènes, pour entraîner un sentiment d'adhésion. Le procédé échoua et l'on assista à une remise en question du caractère incontournable de la télévision qui se fit traiter de Fox News (télévision américaine lancée en 1996.) Il fut notamment reproché à Al-Jazeera de garder le silence sur les conséquences des bombardements occidentaux. Du fait qu'un caméraman avait été exécuté par les troupes de Kadhafi, la chaîne radicalisa encore plus sa posture idéologique. Une méfiance vis-à-vis de l'intervention étrangère, une disqualification, des réflexes anti-impérialistes ont entaché la victoire des rebelles anti-Kadhafi. Le précédent libyen a cassé l'élan « romantique » qui s'était créé autour des révolutions arabes, ce dont la Syrie pâtit aujourd'hui. Dans ce pays moyen-oriental, au début du soulèvement, la chaîne adopta une position peu claire. Il faut dire qu'une grande partie de son équipe est syrienne. Elle parlait donc peu de cette révolution car il existait un désir de protéger le régime, médiateur avec l'Iran sur la question du nucléaire. Relevons que, fort de la théorie du complot, une partie du monde arabe n'est pas favorable à la chute d'Assad. Finalement, la chaîne se rangea du côté des rebelles syriens. Maintenant, l'opinion arabe est divisée. Al-Jazeera ne réunit plus le consensus. Elle est parfois vue comme une chaîne occidentalisée. Depuis septembre dernier règne une incertitude : comment la chaîne va-t-elle regagner sa crédibilité ? On constate des situations locales très différentes, la télévision tâtonne, elle ne parle plus de la Libye, menacée d'éclatement. Même dans ces conditions, pour de nombreux journalistes arabophones, c'est encore prestigieux d'œuvrer pour ce média, le seul à avoir l'ambition et les moyens d'un développement industriel. Al-Jazeera travaille dans les langues anglaises, serbo-croates, swahilies, turque, française (pour le football !) Le média s'étend à l'image du Printemps arabe et l'histoire n'est pas terminée. Elle a aussi l'audace d'aborder les tabous du monde arabe, comme la défaite de 1967.