Veille de vacances parlementaires à l'Assemblée nationale constituante. Ambiance particulièrement tendue. Les constituants balancent entre demander des comptes au gouvernement et rendre des comptes à une société civile et une opinion en colère... Après moult prolongations, plusieurs commissions se livrent encore à une course contre la montre. Tandis que les autres ont, dans la précipitation, refermé leurs projets sur des divergences de taille... Où en est notre constitution ? Mardi 7 août. Il fait 20 degré Celsius à l'intérieur de l'enceinte du palais du Bardo, contre 44 au dehors. Mais l'ambiance n'est pas aussi froide ni feutrée qu'elle ne le semble. Les groupes de journalistes et d'équipes de télévision mobilisés dans les salons du rez-de-chaussée et à l'étage restent à l'affût des coups de théâtre fréquents, des colères ordinaires et des humeurs changeantes des constituants réunis en commission. Voilà un mois que la date butoir à laquelle les pré drafts de la constitution devaient être prêts a été reportée pour rester finalement ouverte et conditionnée par la clôture des travaux des commissions. Mais toutes les commissions n'ont pas encore achevé leurs discussions et les rendus prêts du reste des commissions ne manquent pas de soulever bien des divergences et de laisser des articles fondamentaux en suspens... Sur les six commissions permanentes, trois sont à l'œuvre ce matin. La commission des droits et des libertés, la commission du pouvoir judiciaire et celle des instances constitutionnelles. «On ne vote pas dans la précipitation et sous la pression» Toutes trois poursuivent leurs travaux à la recherche d'un compromis de la dernière heure. Pas facile de s'entendre. C'est que toutes trois bloquent encore sur des dispositions essentielles, tels les plafonds des droits et des libertés et l'indépendance des instances, Présidée par Souad Abderrahim, députée de la majorité, la commission des droits et des libertés semble avoir trouvé une sortie d'impasse. Momentanément, du moins. En mettant en veilleuse ses divergences à propos de certaines questions tels les droits de l'enfant, elle devra discuter et adopter en toute urgence le projet de loi devant amender le décret 97 concernant l'indemnisation des martyrs et des blessés de la révolution... Mais là encore, en dépit de la valeur et de l'opportunité politiques d'un tel vote, une question de droit et une remise en question de la priorité et de l'urgence de l'adoption de ce projet vont bloquer le débat... Dans la salle 5 du premier étage, Fadhel Moussa, député du groupe démocrate, président de la commission du pouvoir judiciaire, gère des divergences autrement plus cruciales. Provoquée juste à l'avant-dernière séance et alors que la commission achevait presque ses travaux, la question de l'indépendance de l'instance provisoire de la magistrature a été posée. Le groupe de la majorité auteur de cette manœuvre vient ainsi renier à l'instance son indépendance administrative et financière en sorte qu'elle soit rattachée à l'exécutif. Proposition que le groupe démocrate rejette naturellement. Ce matin, rien ne présage encore un possible compromis... Quelques mètres plus loin, le ton monte à l'intérieur de la commission des instances constitutionnelles. Son président Jamel Touil, député d'Ettakatol, propose d'accorder une demi-heure à la discussion et au vote de chacun des deux projets d'instance ; celle du Conseil supérieur de l'éducation et celle du Conseil supérieur islamique. Délais qui ne sont pas pour convenir à une partie de constituants dont le député Noômène Fehri se fait l'expression. «On ne vote pas des instances constitutionnelles dans la précipitation et sous la pression. On n'a pas suffisamment discuté et on n'a même pas entendu les propositions !» La commission vient en effet de s'accorder sur le principe de la constitutionnalisation de cinq instances ; celle des élections, des médias, des droits de l'Homme, des droits des générations futures, celle de la bonne gouvernance et de la transparence, sans toutefois s'entendre sur leur indépendance et leur composition. Questions fondamentales sur lesquelles les députés se partagent entre majorité et opposition. Elle poursuit en ce moment l'examen des projets de quatre autres instances autour desquelles les positions divergent quant au principe même de la constitutionnalisation : l'instance des Tunisiens à l'étranger, le Conseil supérieur islamique, le Conseil supérieur de l'éducation et l'instance de la protection des données personnelles. «Nous sommes devant une précipitation et un durcissement des positions de la majorité qui pèsent sur les travaux des commissions, surtout depuis le congrès du parti Ennahdha... Les députés de la majorité ont totalement durci le ton. On est loin de l'Etat civil et des promesses démocratiques des débuts... Il y a du lobbying et c'est un vrai passage forcé à l'iranienne que nous risquons !», Noômane Fehri cite les articles adoptés à la hâte et explique comment les députés de son camp ont demandé d'établir un agenda et proposé un planning. Proposition rejetée par le groupe de la majorité qui a choisi «une écriture improvisée de la constitution et plutôt en relation avec les agendas politiques...». «On ne fait que reporter l'impasse !» Où en est la constitution dans tout cela ? Qu'en est-il des dates avancées par le président de l'Assemblée ? Et quels sont les blocages en vue ? Un brouillon de constitution sera prêt avant le congé parlementaire tandis que le texte dans sa version finale devra être prêt le 23 octobre, promettaient il y a peu le président de l'Assemblée. Promesse que de nombreux députés taxent aujourd'hui de surenchère politique: «Il est impossible objectivement et techniquement d'être prêts à cette date». Même si toutes les commissions venaient maintenant à clôturer leurs travaux, il faudra soumettre leurs versions à la commission mixte de coordination et de conception de la constitution, avancent-ils. Celle-ci prendra le temps de relire et coordonner les travaux de toutes les commissions, de corriger les répétitions et les contradictions, et de les soumettre de nouveau aux commissions pour relecture. «Il faudra compter deux mois au moins pour avoir un brouillon de constitution, car jusqu'ici, on n'a fait que reporter l'impasse...». Impasse surtout sur les dispositions en suspens et celles-ci ne sont pas des moindres. La nature du régime (parlementaire Vs présidentiel), l'indépendance des instances constitutionnelles, les plafonds des droits et des libertés, les droits de la femme et les droits de l'enfant... En l'absence du moindre compromis, plus de six articles assis sur des divergences fondamentales devront ainsi être soumis à la plénière dans la forme inédite de deux projets contradictoires sur lesquels la plénière n'est pas, par définition, apte à se prononcer (la plénière ne discute qu'un projet à la fois). Ce qui n'est pas du tout évident ni avec la majorité 50+1 requise pour l'adoption de chaque article, encore moins avec la majorité des deux tiers requise pour l'adoption du texte intégral de la constitution. Situation peu évidente en cette veille de vacances parlementaires. Recourir à un référendum qui constitue pour beaucoup un scénario catastrophe ou privilégier un consensus a priori impossible... Voilà l'improbable perspective qui se dessine à la prochaine rentrée parlementaire, si l'élaboration de notre constitution n'est pas débarrassée des divergences idéologiques et des agendas politiques qui les favorisent et soumise à un traitement expert. En attendant de prendre ses deux semaines de vacances, l'enceinte du palais du Bardo continue de bouillonner. Elle devra contenir deux jours de suite les arguments d'un gouvernement questionné pour incompétence et la grogne d'une opinion touchée dans ses acquis et ses symboles...