Par Hédia BARAKET Vote laborieux et serré à onze contre dix de l'article consacrant la liberté de pensée, d'expression et de création, vote franchement majoritaire de l'article 28, amputant gravement les droits des femmes, divergences radicales sur les droits de l'enfant, projet d'article stipulant la criminalisation des «atteintes au sacré», blocages autour des projets des instances constitutionnelles (magistrature, élections, médias)... Les derniers votes et discussions au sein de l'ANC et de ses commissions s'enlisent tous les jours davantage dans un combat idéologique biaisé, hégémonique et périlleux. Constituants, réseaux sociaux, médias et opinion publique crient à la dérive intégriste et à la régression sociale et culturelle qui se profile à l'horizon de notre future Constitution, si rien ne bouge du côté de la société ! « Le vrai combat commence maintenant ! », lance le constituant Mourad Amdouni invité par le syndicat des journalistes tunisiens à témoigner sur l'évolution du projet de l'instance indépendante des médias. Un projet vivement critiqué pour favoriser la naissance d'une institution d'encadrement et de contrôle des médias, à l'indépendance improbable. M. Amdouni n'est pas le seul à parler de combat constitutif dont dépendra la couleur de notre pays, et le projet de l'instance des médias n'est pas le seul exemple invoqué. Cinq autres élus du bloc progressiste ont — en l'absence des représentants de la majorité qui ont décliné l'invitation – lancé un même signal d'alarme quant à la « tournure hégémonique, malsaine, violente et fort dangereuse que prennent les travaux des commissions sur tous les projets d'articles touchant de près ou de loin aux droits, aux libertés, à la création, à l'expression, aux femmes, aux enfants...». L'Indépendance, les Droits, les Libertés... et le choc des références Pour comprendre ce signal d'alarme des constituants, il faut revenir à l'été 2011, saison électorale où le parti Ennahdha, aujourd'hui majoritaire, se présentait comme un parti qui a fait sa mue démocratique et promettait de ne rien changer aux acquis modernistes de la Tunisie. Il faut aussi revenir à quelques mois en arrière où le groupe parlementaire des islamistes d'Ennahdha renonçait bon gré mal gré à l'application de la chariâa dans la future constitution suite au mot d'ordre lancé par leur dirigeant, Rached Ghannouchi. Renonciation visiblement formelle que ce bloc majoritaire, qui domine l'assemblée avec 89 députés sur 217, s'acharne maintenant, à rattraper en imposant aux projets d'articles de la future constitution des références islamistes et une orientation clairement théocratique. Depuis un mois, et dans une course contre la montre livrée à la veille d'un congé parlementaire plusieurs fois reporté, le groupe inflige aux débats et au vote ce qui ressemble déjà, de l'avis des observateurs, à une rupture radicale avec la règle démocratique et une nette régression en matière de droit et de libertés. « Il n' y a pas d'article qui a entraîné autant de tensions, de violences verbales et même physiques et de controverses autant que l'article sur la liberté de pensée, d'expression et de création. Il a provoqué une véritable levée de boucliers du côté du groupe de la majorité dont certains constituants n'ont pas manqué de taxer les artistes d'extravagance... », témoigne la constituante Salma Baccar de la commission des droits et des libertés. « Il y a en général dans ce camp une résistance farouche et brutale aux notions d'indépendance, d'égalité, de justice, de droit, de liberté...», explique Mourad Amdouni. En moins d'un mois, les commissions et les coulisses de l'ANC ont enregistré les exemples les plus éloquents de controverses autour des notions que l'on croyait universelles et unanimement partagées. Les constituants décrivent un télescopage de représentations, un choc de cultures et de références provoquant violences et tensions. Le vote — laborieux et serré à seulement onze contre dix — de cet article emblématique, considéré comme une première victoire dans le camp progressiste, laisse pourtant peu de garantie quant à son adoption finale par la plénière. Le deuxième exemple est celui de l'article 28. Adopté à une majorité confortable, il vient amputer et conditionner les droits des femmes consacrés par l'article 22 par ce que nombreux juristes et défenseurs des droits des femmes décrivent comme une «subordination» et une sorte de déni d'existence masqué sous l'euphémisme de «complémentarité». Du côté des discussions, les divergences persistent, en raison des mêmes références, sur les dispositions devant constitutionnaliser les droits de l'enfant (en l'occurrence le droit de tous sans exception à avoir une famille, droit que le groupe parlementaire des islamistes d'Ennahdha refusent de reconnaître aux enfants nés hors mariage...) Pendant ce temps, les mêmes blocages se poursuivent au sein de la commission des instances constitutionnelles où se discutent les projets de création de l'instance de la magistrature, des élections et des médias. Deux leitmotivs reviennent chez les constituants de la majorité : reconnaître les limites de la liberté et garantir le contrôle minimum de l'Etat sur ces instances. Ce qui leur semble inadmissible c'est l'indépendance, la supériorité et les libertés que devraient garantir ces institutions dans un modèle qu'ils préfèrent ficeler et contenir à l'intérieur d'espaces gardés et de bornes restrictives. La proposition du groupe majoritaire de faire voter une disposition criminalisant l'atteinte au sacré et aux bonnes mœurs vient à propos... Pour ses auteurs, il y est d'une « disposition basique et vitale». Pour d'autres constituants et certains observateurs, cette criminalisation induit une vraie dérive dictatoriale. « Elle prépare le terrain au règne du guide suprême à qui il appartiendra exclusivement de déterminer le domaine du sacré...». « Instinct grégaire » et autres manœuvres d'une «démocratie du nombre » Dans un tableau alarmant des travaux en commissions et des coulisses de l'ANC, les députés décrivent les manœuvres dont use le bloc majoritaire pour faire passer ce qui prend déjà la forme d'un projet de société en rupture totale avec le modèle progressiste antérieur et le modèle démocratique ambitionné au lendemain du 14 janvier. Ils dénoncent notamment « une démocratie du nombre liée par la course au pouvoir qui s'apparente plus à l'instinct grégaire qu'à la démocratie qualitative... ». A titre d'exemples, ils citent l'infernale machine à vote qui s'installe juste à quelques minutes du vote, la simulation d'une course contre la montre, la précipitation, la culpabilisation de l'opposition.... Autres subterfuges. « Ils font pousser les débats sur la pente de la question identitaire et religieuse pour les mener à des impasses et faire croire fallacieusement à une division au sein de la société tunisienne et une rupture entre les constituants et la société tunisienne qui n'existent pas en réalité... ». «Au chapitre des libertés, ils font tout pour orienter les débats plutôt vers les limites et les restrictions comme si la limite était la règle et que la liberté était l'exception». Cela s'est notamment passé à l'occasion de l'invitation des experts de l'Unesco qui ont été sournoisement amenés à reconnaître les restrictions plus longuement qu'à défendre les libertés... « Il ne faut pas croire que les constituants de la majorité islamiste sont simplement en train d'écrire la constitution. Ils sont en train de s'installer dans un pouvoir de longue durée en construisant au passage le projet de société qui leur convient pour gouverner...», conclut le constituant Mourad Amdouni. Le tout au nom de ce leitmotiv de « légitimité électorale » qui semble justifier toutes les arrogances et toutes les violences religieuses et politiques. A quoi ressemble la future constitution qui se profile à la lumière des dessous des derniers votes, des impasses et des blocages qui persistent ? Au lieu de consacrer des principes généraux, des dispositions fortes et succinctes, notre constitution n'est-elle pas en train de virer à la logorrhée idéologique interprétative ?... Constituants progressistes, réseaux sociaux, médias et une partie de l'opinion publique craignent aujourd'hui une véritable régression culturelle et sociale. D'où l'appel qu'ils lancent aux acteurs de la société civile pour «sauver une assemblée à la dérive et garantir une constitution à la hauteur des aspirations minimales à la justice, à la liberté, à la dignité».