Par Soufiane BEN FARHAT Les langues se délient. Enfin. Çà et là, on parle de nouveau de réunir les compétences nationales. Les uns parlent de gouvernement d'union nationale, d'autres de gouvernement de salut public, d'autres tout simplement de technocrates. Toutes les combinaisons possibles sont imaginées, concoctées en pensée. Elles aboutissent toutes à l'élan unificateur. En fait, la crise a ses logiques et ses impératifs. On doit se fier aux évidences. Quelques faits saillants caractérisent la situation politique actuelle. En premier lieu, la crise de légitimité de la Troïka est à son paroxysme. A quelques semaines de la date du 23 octobre 2012, des voix s'élèvent pour dire que la légitimité gouvernementale — et même parlementaire — est au bout du rouleau. Le délai d'une année imparti par le texte de loi portant convocation du corps électoral pour l'élection de l'Assemblée constituante en serait témoin. En deuxième lieu, la Troïka semble on ne peut plus effritée. Elle part en lambeaux. Les récentes passes d'armes publiques, et sur les plateaux télé, entre ses composantes attestent de son état agonisant. Par ailleurs, la crise économique et sociale perdure. Les protestations dans les régions tournent souvent à l'émeute. Les déséquilibres sociaux et régionaux perdurent, s'ils ne sont tout simplement accusés. La situation d'ensemble n'est guère reluisante. Elle promet même des coups de grisou de plus en plus tragiques. Tout homme sensé y consent. Il y a là tous les ingrédients d'un drame permanent. Le front interne est en crise. Le pouvoir ne saurait perdurer à s'en moquer comme du dernier de ses soucis. A l'échelle internationale, on n'est guère logé à meilleure enseigne. Les récents déboires du pouvoir aux prises avec les salafistes dégagent une impression sinistre du pays. L‘attaque de l'ambassade américaine vendredi dernier nous a aligné avec des pays comme le Soudan ou la Somalie. Les déboires et scandales en matière de torture et d'attaques en règle contre la liberté d'expression dégagent eux aussi une très mauvaise impression. Qu'on est bien loin du capital sympathie internationalement acquis suite à notre glorieuse révolution. Le printemps arabe n'est plus. La froidure angoissante et morose l'a remplacé. Le pouvoir de la Troïka est en cause. Il s'est en quelque sorte auto-sabordé. Il a connu un double glissement. D'abord, le mouvement Ennahdha a phagocyté les autres partis sociaux-démocrates de la Troïka. Ensuite, l'aile dure et maximaliste religieuse semble l'avoir emporté au sein même d'Ennahdha. De sorte que le pouvoir supposé être démocratique s'est durci vers les sphères réactionnaires et proto-fascistes. Si cela continue, on peut bien se retrouver en présence d'un pouvoir fasciste, au nom de la liberté et de la dignité, maîtres-mots de la révolution. Nous sommes aujourd'hui à la croisée des chemins. Les syndromes de la révolution iranienne nous guettent. Ce serait l'abandon pur et simple du socle libertaire au profit du quadrillage autoritaire du pouvoir, des institutions et des esprits. Que les principaux acteurs de la scène politique attestent d'une espèce de sursaut rageur, cela ne peut que réconforter. Un gouvernement d'union nationale, de salut public ou de technocrates serait le bienvenu. A condition que cela nous fasse sortir de l'ornière des bannières sinistres et rébarbatives. Le mouvement Ennahdha endosse une très grande responsabilité à cet égard. La Tunisie ne saurait faire les frais d'un parti qui peine à s'émanciper. La minorité ne saurait devenir écrasante et entraîner tout le pays dans les bas-fonds de la tourmente régressive. La classe politique tunisienne dans son ensemble doit s'élever à l'intelligence du moment historique. Autrement, bonjour la nuit et le brouillard.