Si le cinéma était image et mise en scène, Le royaume des fourmis serait une fresque, un poème visuel que le cinéaste adresse à la Palestine et aux Palestiniens. Et si le cinéma était histoire, trame, nœud et dénouement, Le Royaume des fourmis serait une œuvre inclassable, au rythme peu conventionnel pour une histoire d'amour palestinienne comme on en a vu par centaines. Le film de Chawki Mejri, un projet qui remonte à 2006 et qui a été relégué aux oubliettes du ministère de la Culture, voit enfin le jour et est actuellement en salle à Tunis. Le parti pris de Chawki Mejri est clair dès les premiers plans du film, il a choisi d'emblée son camp et se place du côté de ceux à qui on a spolié leur terre. Son histoire est construite sur un double niveau : l'histoire d'amour entre Jalila et Tarek sur fond d'histoire aussi ancienne que cette terre, celle portée par Abou Ennamel avec toutes ses envolées lyriques, ses décors «surréalistes» et toute la poétique de ses galeries sous terre qui hébergent les os des anciens, des morts actuels et des morts à venir. Chawki Mejri cumule les symboles qui réfèrent à tout un patrimoine commun, des images qui font revivre en nous le mythe du combattant, la résistance des femmes, la détermination...il fait appel à certains clichés restés collés à la cause palestinienne et les fait renaître par sa mise en scène : la jument grise, l'olivier brûlé, le bol d'huile d'olive... mais pas seulement. L'attitude même des personnages palestiniens peut paraître manichéenne: toujours des héros positifs qui défient l'occupant et résistent aux travers de la vie qui ne leur fait pas de cadeaux. C'est comme si c'était une manière de dire que ce que l'on nous a inculqué sur la cause palestinienne ne sont pas des clichés mais une réalité iconographiée que des générations ont perpétrée. Dans ce film poétique, d'une intensité émotionnelle au plus haut point, Chawki Mejri dessine la réalité et la vie quotidienne en Palestine. Dans cette fiction qui n'a pas du tout envie de ressembler à un documentaire ou à une œuvre réaliste, le cinéaste nous offre une série d'images presque fixes de nature morte tel que le plan sur la table du dîner à travers lequel on retrouve tout le poids de la culture et des traditions palestiniennes dans ce bol d'huile d'olive au milieu d'une table couverte d'une nappe blanche. Cette même table que le soldat israélien écrase sur son passage. Dans la même séquence, le plan de la vieille dame assise sur son siège et qui fume une cigarette après le départ des agresseurs. Et les exemples sont nombreux dans Le Royaume des fourmis. Sous cette vie quotidienne, on retrouve la cité des morts, haut lieu de la mémoire et témoin de l'histoire. C'est sous terre que ces gens-là naissent, se marient et meurent. Parmi les séquences les plus marquantes et qui résument si bien l'esprit des Palestiniens, ces gens dont la vie côtoie la mort au quotidien, c'est la scène de la parade de mariage interrompue par des bombardements et qu'il suffit aux femmes de pousser des youyous pour que la parade reprenne sa marche. D'ailleurs, les moments furtifs de joie sont souvent interrompus par les sons des bombes. Dans cette écriture basée sur les détails d'une culture et d'un mode de vie, sur des légendes du patrimoine et les mythes fondateurs, l'histoire de Jalila et Tarek, histoire d'amour au temps de l'occupation, devient dérisoire. C'est une histoire - prétexte pour le film-toile ou poème. On peut lui reprocher certaines choses, certes, mais certainement pas son sens poussé de l'esthétique, ses décors souterrains déroutants de beauté, encore moins ses comédiens dont le jeu est d'une profondeur déroutante.